Le tribunal de l'ombre
langue, la première ligne d’archers décocha une volée de flèches.
Elles s’élevèrent gracieusement dans le ciel, bourdonnèrent de façon de plus en plus audible à mesure qu’elles se rapprochaient, tel un nuage de frelons prêt à s’abattre sur ses proies, atteignirent leur apogée, infléchirent leur courbe, puis sifflèrent avant de se planter dans le bois des hourds avec le même bruit que celui que feraient des pics épeiches en martelant de leur bec l’écorce d’un arbre.
Déjà, la deuxième ligne d’archers avait décoché et la première ligne rebandait les grands arcs gallois et les pointait en visant plus haut dans le ciel. Ils avaient pris conscience que le vent leur était contraire. Il s’était levé et réduisait la portée de leur tir.
Je m’en réjouis vivement, mais ne pus qu’admirer la maîtrise, la précision, l’organisation et la vitesse d’exécution de nos ennemis. L’ennemi décochait à présent flèches sur flèches, six fois plus vite que le plus accort de nos arbalétriers, au point que le ciel avait pris l’aspect d’une voûte grise et menaçante, sur une largeur de plus de cent coudées.
Alors que je reposai le pied sur la première marche de l’escalier qui descendait vers la salle des Gardes pour me rendre près des servants du trébuchet, je fus heurté par mon écuyer Guilbaud, qui, à bout de souffle, le feu aux joues, la langue sèche, le visage décomposé, me lança à la figure :
« Messire Bertrand ! Messire Bertrand ! Trahison ! Trahison ! Nos prisonniers ! Nos prisonniers !…
— Et bien, quoi, nos prisonniers ? Sont-ils atteints de dissenterie, de coliques ? de fièvre-tierce ? ou du Mal qui rend noir ? Parle ! » lui intimai-je avec courroux.
— Les prisonniers se sont tous évadés ! Tous les prisonniers que vous aviez serrés dans le passage de la chapelle Saint-Jean ! C’est grande trahison, messire ! La herse est levée et la porte par laquelle ils ont tenté d’investir notre place baille aux corneilles ! »
Si par malheur nos prisonniers venaient à s’échapper, nous perdrions fabuleuse rançon et solide monnaie d’échange. Le troisième degré de notre riposte serait impossible.
La place serait enlevée tôt ou tard , la bataille, perdue. Et la vie peut-être aussi.
Il existe cinq méthodes pour attaquer par le feu. La première, c’est de brûler le personnel; la deuxième, de brûler les stocks ; la troisième, de brûler le matériel ; la quatrième, de brûler les arsenaux et la cinquième, d’utiliser des projectiles incendiaires.
L’art de la guerre, De l’attaque par le feu,
Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.
Chapitre 3
À Commarque, en l’an de grâce MCCCXLVIII, à trois jours des ides de novembre {9} .
Guilbaud de Rouffignac s’était inquiété à tort. La porte du passage sis sous la chapelle ne baillait pas aux corneilles, selon l’expression qu’il avait employée, trompé par un jeu de lumière. En revanche, la herse était restée levée. C’était une erreur grave que j’ordonnai de réparer aussitôt.
Les prisonniers de la chapelle Saint-Jean ne s’étaient pas évadés et leur rançon, bien que n’ayant pas encore été fixée, serait prochainement baillée, à Dieu ne plaise ! Et aucun autre félon ne sévissait en la place, à ma connaissance tout au moins.
Mon jeune écuyer ignorait que j’avais fait conduire les captifs dans le Grand Cluzeau, tel un troupeau de bétails, par l’étroit chemin qui serpentait entre la porte fortifiée et la poterne s’ouvrant sous la salle du guetteur.
Ceux que nous avions serrés dans le passage de la chapelle étaient à vrai dire moins nombreux que je l’avais pensé ce soir-là, eu égard à l’étroitesse du passage. Il n’en demeurait pas moins que, l’un dans l’autre, nous avions capturé à l’intérieur des enceintes cent trente-deux gens d’armes.
Ceux dont les blessures étaient les plus superficielles, ficelés des chevilles aux poignets comme boudin dans un boyau, avaient été placés dans la salle des Gardes sous l’œil indifférent des sergents qui n’étaient pas d’apostage.
Les chevaliers et écuyers que nous avions capturés dans le passage avaient dormi debout, au coude à coude, agglutinés comme des harengs en caque ; ils en avaient pris l’odeur au point d’incommoder fortement les gardes chargés de les escorter dans leur
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