Le tribunal de l'ombre
peut-être échappé à la castration, mais certainement pas au bannissement. Il avait pris les devants sans crier gare. Ne restaient de lui que sinistres souvenirs et une bague en or à ses armes, d’émaux cloisonnés, d’argent à l’aigle de sable chargé d’une cotice de gueules brochante.
Depuis deux ans, j’avais lancé des chevaucheurs à travers le duché Bretagne où je pensais Arnaud réfugié. La plupart n’étaient pas revenus. Les autres nous avaient appris que la guerre sévissait en ce duché entre les Français de Charles de Blois, sixième du nom, et les Anglais du parti de Philippe de Montfort. Point d’Arnaud de la Vigerie. Était-il en ce duché ? Avait-il changé de nom ? Tous les efforts que j’avais entrepris pour retrouver sa trace restaient vains.
Seuls nous étaient parvenus les premiers exploits de messire Du Guesclin, un nobliau, fils aîné et mal-aimé de Robert Du Guesclin et de Jeanne de Malemains, une famille de petite noblesse bretonne. Ses hauts faits d’armes commençaient à être chantés par moult trouvères.
Le lendemain des nones de novembre de l’an de grâce 1349 {21} , le roi Édouard avait accordé à Henry de Lancastre, comte de Derby, le monopole de la vente du sel en Poitou et dans les régions voisines. Il privait ainsi Raoul de Caours, qui venait de changer de camp pour se rallier au roi de France, des importants bénéfices qu’il tirait de ses salines de Beauvoir-sur-Mer et de Bouin, en région vendéenne.
Retranché dans la forêt de Brocéliande, Bertrand Du Guesclin avait suivi le cours des événements. Lorsqu’il apprit qu’assailli par les soudoyers de Caours, l’ost de Thomas de Dagworth se trouvait en grande difficulté dans le port d’Auray, il se porta avec une soixantaine d’hommes vers le château de Fougeray, commandée par Robert Bemborough. Cette imposante forteresse de Haute-Bretagne, sise à mi-chemin entre les villes de Rennes et de Nantes, était réputée inexpugnable.
Une chanson de geste en contait l’étonnant récit :
« Dissimulés derrière les fourrés, les compains de Bertrand étudièrent avec angoisse les formidables murailles hérissées de défenses et son insolent donjon. Créneaux, mâchicoulis, douves en interdisaient tout accès.
« Qu’à cela ne tienne ! Pour impétueux qu’il fut, messire Du Guesclin ne manquait point de sagesse. L’épaisse forêt de Brocéliande lui avait appris la patience, l’art de l’escarmouche, les coups de main audacieux, la ruse. Loin de claironner ses intentions ou de combattre en bataille rangée, il avait assailli l’Anglais en bien des occasions. Luttant seul contre dix, à l’abri des hautes futaies, des halliers complices, caché dans l’ombre des roncières qui lacèrent et déchirent, il fondait sur l’ennemi, parfois de flanc ou par-derrière, selon la situation, mais toujours par surprise.
« Or donc, il attendit que la chance vînt à lui. Quelques jours plus tard, ses compains saisissent un valet du château chargé de passer commande de bois de chauffage. Il apprend d’icelui que Robert Bemborough, soutenu par le gros de sa garnison, a déserté le château pour se mettre en campagne contre les forces de Charles de Blois.
Il dit aussitôt :
« Amis, si vous m’en croyez, je vous ferai tous riches ; nous souperons dans ce maître donjon ce jour d’hui, et vous y régalerai de gras mouton !
— Plutôt être en la mer salée ! » gémit l’un d’eux, tant l’entreprise paraissait folle.
« Du haut du chemin de ronde, les sergents apostés voient. arriver à pas lents une quinzaine de bûcherons ployant sous de lourdes bûches. Devant eux, un homme de petite taille, massif. Un vilain, résigné à courber l’échine sous le poids de la charge. Derrière, une quinzaine de femmes portent des fagots…
« Le guet sonne du cor pour mettre la garde à l’arme. Les assaillants s’inquiètent :
« Paix, ordonne Bertrand, nous boirons tout leur vin ! »
« Les soldats observent les manants. Ils hésitent à baisser le pont-levis. Mais le temps est frais, et cette livraison de bois n’a-t-elle pas été commandée par le capitaine de la place avant son départ ? Le pont-levis est rouillé dans un grand bruit de chaînes et la herse, levée.
« L’homme de petite taille, d’une laideur repoussante, s’avance. Épuisé, il laisse choir son fardeau sous la herse et, saisissant la hache qu’il avait dissimulée,
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