L'Église de Satan
oui, je peux le dire ! Mais
laisse-moi te raconter tout cela. Mon Dieu, j’ai soixante-dix ans et j’ai l’impression
de revenir soudain quarante ans en arrière. Je suis comme une pucelle
victorienne au soir de sa noce, si tu m’autorises l’expression.
Voilà : c’est un livre. Ou plutôt :
c’est un poème, un long poème courtois, de près de vingt mille vers alexandrins.
Il a été composé par un troubadour au seuil de la mort, en d’autres temps. Le
livre a été relié de cuir bien plus tard. Je l’ai sous les yeux : un vrai
bijou. Il est constitué de trois cents rouleaux de parchemin, numérotés à la
main. L’écriture est identique du début jusqu’à la fin. Les lettres initiales
de chacune des laisses sont peintes tantôt en rouge, avec une ornementation de
filets violets ; tantôt en bleu, avec des filets rouges. Un point, suivi d’un
trait ondulé, marque la césure de chaque rime. À l’intérieur des chants, des
alinéas sont signalés par la lettre µ représentée dans la marge. À différents
moments du manuscrit, le poète a réservé des espaces aux illustrations. La
plupart sont à peine esquissées. Elles couvrent en général une page entière et
se présentent sous la forme de dessins à l’encre noire. Des légendes en occitan,
d’une calligraphie très fine, indiquent, dans les marges inférieures, ce qu’un
autre artiste aurait dû figurer. Oui : c’est l’un des plus beaux
manuscrits qu’il m’ait été donné de voir.
Le récit qui s’y trouve consigné n’a rien à
envier aux épopées homériques. La personnalité de son auteur s’y dévoile à
chaque stance. Ce conte est haut en couleur, riche en péripéties. Il déroule à
profusion ses expressions savoureuses et ses anecdotes pittoresques. J’en ai
commencé la traduction il y a seulement quelques jours, mais je m’y abandonne
avec délectation. Je trouve profondément séduisante l’idée que ce poème ait pu
autrefois être joué et chanté. Il est vrai que le cœur y parle à chaque ligne, à
chaque inflexion de cette voix que j’imagine surplombant la fougue de ces
aventures. Il émane de ces couplets une sorte de musicalité troublante, parfois
écorchée de souvenirs que transperce une douleur inouïe. Une histoire, c’est
comme une fleur… C’est ainsi que le troubadour, fidèle témoin de son temps,
a commencé sa fresque. Quarante années de guerre. Il suffit de songer une
seconde que des êtres de chair et de sang ont pu vivre ces épisodes pour vibrer
au rythme de la terrible bataille albigeoise. Et je devine, à la source de ce
chef-d’œuvre, un chagrin sans pareil, qui me touche sincèrement, moi qui, aujourd’hui,
passe plus de temps à ruminer ma nostalgie qu’à ébaucher de grands projets d’avenir.
J’y vois le regard mélancolique d’un homme qui se souvient de sa jeunesse, des
événements qu’il a traversés, et qui se retourne derrière lui pour goûter une
dernière fois au parfum de ses amours anciennes. Mais dans cette évocation
souffle encore l’enthousiasme de la bohème, de jours libres et sans contrainte,
traversés ici et là par de sombres tragédies.
Lorsque j’ai commencé à percer le mystère de
ce manuscrit, il m’a semblé franchir une à une les étapes d’un rituel obscur. Comme
si j’accomplissais moi-même ma période probatoire, ma lente initiation. Je
traduis ce poème vers après vers, en élève appliqué, à la lueur des feux
nocturnes. Il me faut bien de la persévérance pour comprendre l’inspiration si
étrange, et pourtant si authentique, qui a nourri la création de cette œuvre. Sans
doute est-ce le prix à payer pour retrouver la vérité de cet enfant de rien, perdu
quelque part dans un autre siècle. Ce troubadour m’a envoûté, c’est le mot :
par la vertu de cette langue d’oc dont il fait jouer tous les accords, par la
finesse de sa calligraphie où l’esthétique se mêle à la spontanéité. Ses
mémoires ont, par endroits, des accents d’éternité. Des accents d’avant la
France, un langage fleuri et désuet que se partagent l’âpreté du Nord et les
soleils du Midi. Dans l’enchevêtrement baroque des souvenirs, il parvient à
tisser une toile de Pénélope, métaphore jamais achevée de la destinée humaine, seul
aux prises avec la marque profonde de ses espérances, de ses chagrins. Je le
ressuscite d’entre les morts. Voici son histoire, échappée des bribes occitanes.
Je t’en envoie les
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