L'Église de Satan
premières laisses, que tu trouveras jointes à ce courrier.
Ah, Philippe ! Pardonne-moi, les accents
de ma lettre te paraîtront lyriques, surtout pour un vieux briscard comme moi. Que
veux-tu ! Avec l’âge, on revient à des émotions simples. Depuis la mort de
ma chère Laure, je ne trouve plus de satisfaction que dans mes recherches et
dans mes fantaisies intellectuelles. Il m’arrive encore de donner des cours à
la Sorbonne, cela me rappelle la chaire que j’occupais il y a quelques années. Mais
ces pontes qui pérorent sur tout et rien m’ennuient. Sans doute parce qu’en eux,
je me reconnais trop moi-même… Heureusement, comme tu le vois, je trouve les
moyens de passer le temps. Et je sais que cette découverte saura rejoindre ta
propre passion.
Je t’ai dit que j’avais trouvé ce livre en
enfer : rien n’est plus vrai, mon ami. Tu sais que, depuis quelque temps, je
suis membre d’un cercle littéraire – un de ces clubs que nous montons pour nous
occuper, nous autres les vieux. Nous nous sommes baptisés : les
Bibliovores. Ni très fin ni très original, mais au moins, ça nous amuse. Il y a,
parmi nous, de vrais bibliophiles, des chasseurs de rareté qui font les
bouquinistes d’un bout à l’autre du monde à la recherche de perles rares. Autrefois,
on conservait les tablettes dans des étuis de terre cuite ; en Grèce et à
Rome, le volumen de papyrus se roulait autour de bâtonnets d’ivoire. Mais
depuis la première bibliothèque d’Herculanum, nous avons inventé ces grands
sanctuaires de la mémoire, qui peuvent exciter chez les érudits les passions
les plus exaltées. Mes amis bibliovores sont de ceux-là : ils se plaisent
à s’imaginer les artisans d’une nouvelle Renaissance, cherchent de vieux vélins,
traquent les ouvrages de Vespasiano de Bisticci, ce grand libraire florentin. Ils
rêvent de Pétrarque, de Cosme et Laurent de Médicis, de dei Niccoli, de Jean
Grolier, des bibliothèques de Constantinople, des livres de Maximilien, d’Henri VIII
ou d’Edouard VII. Mais leur rêve est communicatif, et moi qui suis depuis
toujours un passionné d’histoire, tu ne dois pas être surpris de voir que je me
lance à leur suite.
L’un des membres de ce club est, aujourd’hui
encore, un archiviste indéboulonnable de la Bibliothèque nationale, un
chartiste. Cet homme est un personnage, je t’en parlerai la prochaine fois :
jamais, je crois, je n’en ai rencontré de pareil. Il se trouve qu’au fil de nos
conversations, je lui ai parlé de toi : j’ai évoqué les travaux que tu
avais entrepris, et les fouilles que tu comptais lancer prochainement à
Montségur. Il connaît par cœur les travaux de René Nelli, Michel Roquebert, Anne
Brenon et leurs disciples, à qui il ne cesse de rendre hommage. Il m’a indiqué
que les originaux de la fameuse Chanson de la Croisade de Guillaume de
Tudèle et ceux de l’ Historia Albigensis de Pierre des Vaux-de-Cernay
étaient conservés à la Nationale. Il m’y a invité, et nous avons entrepris de
nouvelles recherches, jusque dans les sous-sols des magasins de Richelieu, où j’ai
fini par débusquer ce manuscrit. Il portait la cote 2143-B, mais il était
répertorié… en enfer.
Je m’explique – mais peut-être le sais-tu déjà ?
L’enfer de la Bibliothèque nationale, à l’instar de celle du Vatican, est
inaccessible au grand public. C’est là que l’archiviste m’a entraîné, dans ces
souterrains dissimulant les œuvres maudites des plus grands auteurs, derrière
des grilles de fer qui ne sont pas sans évoquer les cages de Louis XI. Il
m’a avoué qu’il s’y était lui-même délecté de lectures inavouables. On y trouve
quelques originaux de notre Sade national, mais le Divin Marquis est loin d’être
le seul représentant des arcanes de l’enfer. On y rencontre aussi des gens très
bien qui, les soirs d’ivresse sans doute, se sont abandonnés à décharger des
textes que la morale réprouve. L’archiviste, sensible aux intérêts de leurs
héritiers, toujours vigilants quant à la mémoire de leurs chers disparus, garde
pour lui le secret de ces noms qui, aujourd’hui encore, peuplent ce maléfique
musée des sous-sols. Recueils de lectures pornographiques, feuillets écrits compulsivement
sur des coins de table, nouvelles scatologiques, pamphlets insensés, il y a de
quoi se précipiter dans de savoureux vertiges…
Nous nous sommes retrouvés dans une salle
étonnante. Très haute de
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