L'Église de Satan
plafond, elle étale des colonnes d’œuvres labyrinthiques,
rangées dans leurs étuis ; c’est une véritable jungle que guide un secret
ordonnancement. La salle est très mal éclairée, par de vagues lustres. Le faîte
de ces colonnes se perd dans l’obscurité. Elles sont comme les piliers, les
fondations de la Bibliothèque tout entière, autant de poutres de soutènement
sur lesquelles paraît reposer l’ensemble de l’édifice, là-haut, vers un dôme
artificiel aux arabesques de style Art Nouveau. Une forêt d’escabeaux permet de
glisser d’une colonne à l’autre. Je me suis senti soudain tel le premier homme,
Adam nu devant l’Arbre du Savoir – un arbre maudit, assurément, dont la
totalité des feuilles, de même que dans la métaphore biblique, correspond à
autant de lettres de l’alphabet hébreu, elles-mêmes représentant autant de vies
et de destinées terrestres. Une vision globale de la Totalité, une Summa
Malefica, une sombre épiphanie au sein de laquelle est lové le serpent
visqueux de toutes les tentations. Voilà, mon cher Philippe, l’impression que m’a
donnée cet endroit. As-tu jamais eu l’occasion d’y mettre le pied, de glisser
sur cette moquette çà et là déchirée de parquet, au milieu de ce sombre
Panthéon ? Je te souhaite d’y descendre un jour. Les manuscrits les plus
précieux sont alignés sous des commodes de verre, pudiquement recouvertes de
voiles de tissu, et qui ajoutent à ce sentiment chaotique de l’ensemble. Chacune
des colonnes est marquée de chiffres, gravés sur de petites plaques dorées. Cet
enfer est un cimetière couronné des plus intrigantes épitaphes. On s’y installe
comme dans une crypte, et on y croise les livres comme des tombeaux, stèles d’hérétiques
couchées dans la boue, à l’image des réprouvés du Sixième Cercle de Dante. C’est
bien ici la Nuit, la nuit des œuvres informes, incongrues. Abysses du
subconscient et de toutes les dépravations. Germinations de vies
blasphématoires et scandaleuses. Quelles perles noires, quels funestes trésors
peuvent être enfermés dans ces milliers de pages, griffonnées par des mains
souvent obscures ? Voilà la question que l’on se pose en y entrant. On
pourrait passer ici des jours, des nuits, des années entières. Jusqu’à devenir
fou, gorgé de haine, de venin, de foutre, de défalcations tous azimuts ! Tout
cela est surréel. Et pourtant, devine ! Eh bien, c’est de là que je t’écris
en ce moment même ; l’archiviste rôde comme une ombre autour de moi. Nous
nous amusons de temps en temps avec des Précis de Malséance, ornés de
gravures d’une précision anatomique que tu n’imagines pas, ou des Traités de
l’Urinoir du XVIII e siècle, avant d’être rappelés à la réalité
de notre mission. Nous sommes comme deux gamins qui joueraient à cache-cache
dans une sombre nécropole.
C’est donc ici que j’ai trouvé ce poème. Il
détonne dans cet “enfer”. Je me demande ce qu’il y fait, pourquoi il s’est
trouvé reclus ici. C’est un miracle que j’aie pu retrouver ces rouleaux de
parchemins, au milieu de toutes ces sorcelleries. Et dire que j’ignore tout de
ce grand brasier de textes qui m’entoure ! Je pense à toi, vieille branche,
qui t’apprêtes à jouer les archéologues au pays du foie gras et de la bonne
chère, sur les traces des prédicateurs occitans. Peut-être mes recherches te
seront-elles utiles à quelque chose, qui sait ? Depuis que j’ai suivi tes
traces pour me plonger dans cette épopée cathare, tout ce qui touche à leur
histoire exerce sur moi une trouble fascination. À mesure que je décrypte mes
parchemins, j’ai le sentiment d’avancer vers… je ne sais quelle vérité. Oui, c’est
un sentiment indéfinissable et pourtant il est bien là, logé au creux de mon
estomac.
Allons, mon ami ! Je t’abandonne. Donne-moi
de tes nouvelles quand tu le pourras. Et en attendant, écoute l’histoire de mon
troubadour. Je t’en ai fait moi-même un récit un peu romancé, à partir des
laisses foisonnantes de ce poème. Permets-moi d’incarner, à moi seul, le chœur
furieux de ces voix de jadis ! Crois bien que ma fidélité au récit du
troubadour sera des plus scrupuleuses. Cela commence comme une histoire d’amour
courtois, une histoire… Mais je te laisse la découvrir. Sois prêt, prêt à
plonger huit siècles en arrière !
Bien amicalement à toi,
Antoine. »
2 Escartille le
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