L’élixir du diable
– le moment où une âme s’implante dans un fœtus, ou un embryon, voire plus tôt.
Il secoua la tête, avec un sourire peiné.
— Mais ça, c’est un autre problème.
Je repensai à toutes les séances de fécondation in vitro auxquelles j’avais participé avec Tess, et me remémorai tout ce qu’on nous avait expliqué.
— Nous savons que cela ne peut se passer pendant les quatorze jours qui suivent la conception, n’est-ce pas ? Pendant cette période, l’œuf n’est qu’un amas de cellules qui peut encore se scinder en deux pour concevoir des jumeaux. S’il y avait déjà une âme, avant cela, comment cette scission pourrait-elle avoir lieu ?
Stephenson sembla impressionné.
— D’un point de vue scientifique, vous avez raison, bien sûr. Mais des tas de gens pensent autrement, je suis sûr que vous le savez. Il reste que la question de savoir comment, quand et où une âme prend ses quartiers dans cet amas de cellules, comme vous dites, a déconcerté les plus grands esprits de l’histoire. Et la réponse est simple : personne n’en sait rien. Les Japonais croient que le siège de l’âme est l’estomac. C’est pourquoi ils s’ouvrent le ventre quand ils se suicident par seppuku . Descartes et la plupart des scientifiques qui lui ont succédé pensaient que l’âme se trouve dans le cerveau. Ce serait pour cette raison que certaines blessures à la tête entraînent des altérations de la personnalité. Mais où exactement, et qu’est-ce que ça veut dire ? Nous ne le savons pas vraiment. Des expériences qu’il a menées sur des grenouilles, Léonard de Vinci a conclu que l’âme réside précisément à la jonction de la colonne vertébrale et du cerveau. Certains chercheurs ont même essayé d’enregistrer le poids de patients agonisants, affirmant qu’on observe à l’instant de la mort une perte de poids – infinitésimale mais quantifiable. Il s’agirait selon eux du poids de l’âme qui quitte le corps de son hôte défunt…
— Vingt et un grammes ? fis-je avec un grognement, citant le cliché que j’avais maintes fois entendu.
— Plutôt vingt et un nanogrammes, fit Stephenson en haussant les épaules. Mais la vraie question, c’est celle-ci : une âme peut-elle vivre hors du corps ? La conscience peut-elle survivre hors du cerveau ? Certaines expériences extracorporelles – avérées par de nombreuses preuves – suggèrent une réponse affirmative. Nous connaissons de très nombreux cas de patients ayant bénéficié de greffes d’organes et qui s’approprient des traits de caractère et des souvenirs de leurs donneurs. Comment est-ce possible ? Et qu’est-ce que la conscience, sinon la mémoire et des traits de caractère ? Mais nous avons encore beaucoup de travail à faire avant de pouvoir le prouver… pour autant que ce soit possible. Et c’est d’autant plus difficile que dans notre pays, intellectuellement, c’est un sujet tabou. On pense que c’est réservé aux scénarios de films d’horreur et aux émissions de télévision. Mais dans de nombreuses cultures, la réincarnation n’est pas un tabou. Elle fait partie de la culture, de la religion. Le problème, il n’existe que chez nous. Ici… je veux dire, aux Etats-Unis, corrigea-t-il, l’air sombre, les gens ne sont pas enclins à prendre au sérieux ce genre d’affirmations, ou à creuser le sujet. Si un gosse se met à tenir des propos bizarres, la première réaction des parents consiste à se dire que ça vient de son imagination, qu’il l’a vu à la télévision ou ailleurs – ou bien ils pensent que leur enfant est anormal et tentent de le dissuader de répéter ce genre de « non-sens ». Dans d’autres cultures, le réflexe des parents serait d’encourager l’enfant à leur en dire un peu plus sur ce qu’il sait, et ils se demanderaient s’il s’agit de signaux envoyés par une âme réincarnée. C’est dans cette direction qu’ils chercheraient. Et c’est un autre problème que j’ai essayé de soulever dans mon travail. Est-ce que cet appétit culturel pour le concept de réincarnation signifie que ces gens créent des liens et des explications qui corroborent leur théorie, ou sont-ils vraiment en train de résoudre quelque chose qui a besoin d’être résolu ?
— Il est étonnant que vous vous soyez accroché si longtemps, lui dis-je. Vu tous les problèmes que vous avez dû affronter.
Il poussa un long soupir, l’air lugubre.
— C’est dommage,
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