L’élixir du diable
détails les plus sanglants. Lui raconter ma journée m’aidait toujours parce que cela me donnait l’occasion d’opérer un retour en arrière et de considérer la situation avec un recul souvent bienvenu. Cela mettait aussi en relief les questions essentielles.
Du genre : pourquoi me suivait-on ? Pourquoi avait-on enlevé Scrape au lieu de l’abattre sur-le-champ ? Et celle qui les surpassait toutes, naturellement : qui a tué les motards ? Quelqu’un qui les avait embauchés pour s’occuper de Michelle ou des prisonniers du sous-sol ? Ou les deux choses n’avaient-elles aucun rapport ? La succession des événements et mon instinct me faisaient pencher pour la première hypothèse, que je retins comme base de réflexion. Du coup, au-delà du « qui ? » se posait la question du « pourquoi ? ». Les motards, trop cupides, s’étaient-ils bagarrés pour l’argent ? Etaient-ils devenus un risque pour celui qui les employait et pourquoi ? Avaient-ils salopé le boulot – auquel cas, tuer Michelle aurait été une erreur ? Mais peut-être ignoraient-ils sa mort. Je me demandai ensuite si leur employeur n’avait pas estimé qu’ils ne lui servaient plus à rien : puisqu’ils me filaient hier encore, ils n’avaient manifestement pas réussi à trouver ce qu’on leur avait demandé de chercher. Et leur employeur avait peut-être décidé de prendre lui-même les choses en main. Ce qui, étant donné le sort d’Eli Walker, n’avait rien de rassurant.
Quand, à son tour, Tess me raconta sa journée, je laissai mon esprit réduire l’allure et passer au ralenti tandis que j’écoutais sa voix et que je regardais son visage s’animer. Puis ses traits se plissèrent pour prendre cette expression inquisitrice avec laquelle j’avais une véritable relation amour-haine : amour parce que le fait qu’elle soit tenacement curieuse faisait partie du charme de Tess ; haine parce que, généralement, cela annonçait des ennuis. Elle se leva du canapé, passa dans la chambre et revint avec un dessin qu’elle avait trouvé sur le bureau de Michelle, parmi ses papiers, et qu’elle me montra.
— C’est Alex qui l’a fait ? demandai-je.
— Sûrement. Il ressemble à ceux qui sont disséminés dans la maison.
Je l’examinai. D’accord, c’était pas mal mais en ce qui me concernait, ça s’arrêtait là. Puis une Tess de plus en plus animée repartit à l’assaut : — Qu’est-ce que tu vois ?
Je pataugeai un moment avant de répondre :
— Deux formes vaguement humaines. Ou des extraterrestres, peut-être ?
Elle me lança son regard accablant.
— Des personnes, idiot. Deux personnes. Et je crois que là, c’est Alex, dit-elle en tendant le doigt vers celle de droite. Le jouet, dans sa main. C’est Ben, sa figurine préférée. Il m’a demandé de la lui rapporter de la maison.
Je ne voyais toujours pas de quoi il s’agissait.
— Tu lui as posé la question ?
— Non.
— Pourquoi ?
Elle plissa le nez. Là encore, cela faisait partie de son charme.
— Ce n’est pas un dessin très gai.
— « Pas un dessin très gai »… répétai-je. Pourquoi ? Parce que ça manque d’arc-en-ciel et de papillons ?
J’adore l’asticoter.
— Regarde son visage, m’enjoignit-elle. La bouche bée, les yeux écarquillés. Moi, j’ai l’impression qu’il a peur. Et le type, en face de lui. Vêtements sombres. Un objet à la main.
— Voldemort ? Houps. Non, j’ai rien dit.
Le même regard, dix crans au-dessus.
— Je suis sérieuse. C’est peut-être un pistolet qu’il tient.
Je regardai de nouveau. Ça pouvait être un pistolet, de fait. En même temps, ça pouvait être à peu près tout ce qu’on voulait étant donné que le personnage était aussi éloigné d’un véritable être humain qu’un Picasso d’un Norman Rockwell.
— Les gosses jouent aux soldats, aux cow-boys, aux chasseurs d’extraterrestres, ils font ça tout le temps, arguai-je. Alors, même si c’est Alex… C’est peut-être lui avec un personnage de dessin animé, ou un de ses copains. Ça peut être n’importe quoi.
— Alors pourquoi ce dessin était sur le bureau de Michelle, parmi ses papiers, et pas sur les murs de la cuisine ou de la chambre d’Alex, comme les autres ?
Je n’avais pas de réponse à ça – ou plutôt, j’en avais trop. De plus, mon cerveau était assez pris comme ça par la vie réelle. Les envolées fantasques de l’imagination d’Alex, aussi charmantes soient-elles,
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