L’élixir du diable
moment de la regarder droit dans les yeux et de prononcer des mots héroïques, rassurants et suprêmement confiants, du style : « Ne t’inquiète pas. Nous les aurons. » Mais Tess me connaissait trop bien, et elle savait que le monde ne fonctionnait pas ainsi. Le truc, c’est qu’à ce moment précis je me refusais à imaginer, ne serait-ce qu’une seconde, que ces types puissent nous échapper. J’allais faire en sorte qu’ils sortent de notre vie une fois pour toutes. Alors je le dis tout de même :
— Nous les aurons. Eux, et quiconque se trouve derrière eux.
A son crédit, je dois dire qu’elle ne s’est pas moquée de moi. Elle n’a même pas montré ses doutes. Elle a simplement hoché la tête, et son visage s’est tendu, déterminé.
Son regard se fixa de nouveau sur le soleil couchant.
— Raconte-moi ce qui s’est passé. Le type que vous avez tué. Le savant. Parle-moi de ça.
J’avais évoqué la connexion entre les Aigles et Navarro, et lui avais raconté dans les grandes lignes, en restant délibérément vague, comment tout cela était lié à notre mission au Mexique. Je ne lui en avais jamais parlé, tout comme je n’avais rien dit à Michelle à l’époque.
— Parle-moi, Sean, insista-t-elle en me voyant hésiter. Dis-moi ce qui s’est passé.
Quelque chose remua en moi, et je décidai de ne pas commettre la même erreur qu’avec Michelle. J’allais tout lui raconter, comme j’aurais dû tout raconter à Michelle, un siècle auparavant.
Je regardai dehors. Le soleil n’était plus qu’un disque doré que la mer allait bientôt avaler, et je voyais les événements défiler dans ma mémoire comme si c’était la veille – mais on ne sait jamais, n’est-ce pas ? L’esprit nous joue des tours. J’ai découvert que certains des souvenirs les plus vifs, ceux que nous sommes sûrs de reconnaître avec précision, ne sont pas toujours aussi fidèles que nous le pensons. Le temps passe, l’esprit manipule la vérité. Il déforme, ajuste et ajoute de menus détails, au point qu’il est difficile de faire la part de ce qui est vraiment arrivé et de ce dont on jurerait se souvenir. Mais, là dans le cas qui nous occupait, je crois que ma mémoire était d’une acuité absolue.
J’aurais été beaucoup plus heureux s’il en avait été autrement.
Il n’était pas facile de parvenir jusqu’à lui.
Le laboratoire de Navarro se trouvait au milieu de nulle part, très haut dans l’impénétrable et anarchique Sierra Madre occidentale, une chaîne de hautes montagnes volcaniques séparées par des gorges escarpées, des ravins et des canyons vertigineux, les barrancas , parfois plus profonds que le Grand Canyon américain. Ni les empereurs aztèques ni les conquistadors espagnols n’étaient parvenus à imposer leur autorité aux villageois violents et farouchement indépendants qui vivent dans les plis de la Sierra, et le gouvernement mexicain n’obtenait pas de meilleurs résultats. Couvertes de champs de marijuana et de pavot, les montagnes étaient contrôlées par les caïds locaux et les mafias en guerre pour le marché de la drogue. Des bandes de hors-la-loi et de renégats armés errent encore aujourd’hui dans l’arrière-pays à dos de cheval et de mule, comme il y a un siècle. Navarro avait bien choisi le lieu de son repaire.
Nous n’avions pas trop de problèmes. Nous avions localisé avec précision la position de McKinnon grâce au signal de son téléphone portable. La mission avait été organisée à la hâte, et pour éviter d’alerter des fonctionnaires corrompus par Navarro nous avions nous-mêmes collecté les renseignements dont nous avions besoin à l’aide d’un drone de l’US Air Force, sans faire appel aux autorités mexicaines.
Le plan prévoyait qu’on nous larguerait par hélico, mais le paysage ne nous était pas favorable. Le repaire était construit sur une haute mesa , et le terrain alentour était trop hostile et trop inhospitalier pour permettre une invasion par le sol. L’altitude et la possibilité de surveiller les alentours rendaient également toute approche par hélicoptère facilement détectable. Le mieux était de se poser à cinq kilomètres de l’objectif et de parcourir le reste du trajet à pied, sur un terrain que nous savions plein de scorpions, de serpents à sonnette, de pumas, d’ours et de ces bêtes étranges et mythiques évoquant des couguars mutants – les onzas .
Du gâteau, donc.
Nous
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