L'Empire des Plantagenet
sera désolé. S’ils n’en perçoivent pas clairement les causes, ils savent que cette guerre intra-familiale mène, à plus ou moins longue échéance, l’espace dirigé par les Plantagenêt à sa désintégration. Elle est suicidaire.
Cette parenté ne saurait être dissociée de la vassalité, dont elle n’est que la redondance métaphorique. L’aîné de la dynastie se doit d’être au sommet de la hiérarchie féodale. C’est pourquoi il reçoit la couronne royale de son père et l’hommage de ses frères cadets. À une échelle inférieure, il tente d’obtenir l’allégeance formelle de l’aristocratie, des villes et de la paysannerie. Des serments généraux de fidélité à l’égard du roi se répandent en Angleterre et en Normandie. Ailleurs, seuls les détenteurs du pouvoir local se plient à cette cérémonie, dont les gestes d’auto-dédition rappellent en partie un rituel d’adoption filiale : les roitelets irlandais construisent des maisons en bois pour banqueter avec Henri II, qui en retour leur livre des cadeaux les engageant envers lui ; les grands seigneurs poitevins se soumettent à genoux, l’œil torve et la bouche amère, à l’humiliante cérémonie de l’hommage. En échange de leur obéissance, ils reçoivent la confirmation de leur puissance sur leurs terres ancestrales sous la forme du fief de reprise ou des espèces sonnantes et trébuchantes du fief-rente. On comprend combien les liens de soumission envers la royauté sont ténus. Si leur consistance est si faillible, c’est parce qu’ils dépendent trop souvent de la confiance et de l’affect entre le seigneur et son vassal. Que le roi perde une bataille, qu’il ne satisfasse pas aux revendications foncières et juridiques du noble ou qu’il n’ait pas su, tout simplement, conserver sa sympathie, et ils volent en éclats. Les maladresses de Jean sans Terre justifient ainsi largement l’issue de 1204.
Elles n’expliquent cependant pas tout. Il faut revenir aux concepts de parenté et féodalité, qui sont bien plus opératoires pour analyser le succès final de Philippe Auguste. En acceptant Marguerite ou Alix de France, filles de Louis VII, pour épouses ou fiancées, Henri le Jeune et Richard Cœur de Lion se placent en situation d’infériorité vis-à-vis de leur beau-père. En se rendant avec leur frère Geoffroi de Bretagne à la cour de Paris, pour manger à la même table et dormir dans le même lit que Philippe Auguste, ils acceptent une hospitalité subordonnante, créant une relation similaire à celle qu’un frère cadet entretient avec son aîné. La féodalité reste, toutefois, la forme la plus ostentatoire de cette parenté artificielle qui subjugue. Or, les Plantagenêt n’ont jamais rechigné à prêter hommage au roi de France. Angevins plus que Normands, ils ont trouvé normal de se soumettre sans conditions au détenteur de la puissance suprême en Francie occidentale. Le début de leur fulgurante ascension date précisément de l’hommage prêté pour la Normandie l’été 1151 à Paris, où, au passage, le jeune Henri pose pour la première fois son regard sur Aliénor d’Aquitaine, épouse de son seigneur. Cet événement renvoie à un autre. En août 1188, l’abattage de l’orme de Gisors par Philippe Auguste marque, dans toute sa brutalité, la fin sans appel de l’hommage égalitaire en marche. Il précède, d’une quinzaine d’années, la commise des fiefs continentaux de Jean sans Terre, contumace au tribunal de son seigneur pour une affaire matrimoniale lésant les intérêts d’un autre vassal. Abbé du Mont-Saint-Michel et parrain d’une fille d’Henri II, Robert de Torigni a beau exhumer un vieux texte défendant que le duc possède la Normandie en pleine propriété, les Angevins n’en sont pas moins les hommes du roi de France, par la bouche et les mains, de longue date. Ils ne surmonteront jamais ce lourd handicap.
Si le terme « Empire » rend mal compte de la construction politique des Plantagenêt, c’est parce que leurs possessions continentales relèvent d’une autre « couronne », notion dont la dimension spatiale se précise dans l’esprit des légistes de l’entourage de Philippe Auguste. Ces duchés, marches, comtés et vicomtés sont, par-dessus tout, des principautés territoriales. Ce concept mérite qu’on s’y arrête. Il recèle assurément l’explication la plus éclairante sur la géopolitique du XII e siècle européen.
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