L'Empire des Plantagenet
Conclusion
Entre 1154 et 1224, trois générations durant, la maison d’Anjou maîtrisa un vaste espace atlantique. Du mur d’Hadrien aux Pyrénées, du royaume d’Ulster au Massif central, de nombreuses principautés adoptent l’un de ses membres pour chef. On pourrait s’étonner d’un tel conglomérat territorial, et le croire né par génération spontanée. En effet, jamais auparavant des royaumes, duchés, marches, comtés et vicomtés si disparates n’ont été de la sorte sous l’emprise d’une même et seule famille. Héritiers de traditions politiques et culturelles diverses, formés de peuples différents, parlant des langues multiples, séparés par la Manche, le golfe de Gascogne et la mer d’Irlande, ils forment une union contre nature. Aussi mal assortie soit-elle, cette juxtaposition perdurera, contre toute attente, pendant sept décennies. À quelques variantes près, elle renaît encore aux XIV e et XV e siècles par la force des armes. Après une courte solution de continuité, la guerre de Cent Ans permit à cet Empire de retrouver quelques-uns de ses traits anciens.
Le médiéviste qui, de nos jours, veut appréhender une telle réalité géopolitique est particulièrement mal loti. L’évolution des royaumes à l’époque moderne et le triomphe des États-nations au XIX e siècle biaisent, qu’il le veuille ou pas, son analyse. Au prisme déformant de l’unité des institutions ou de la langue, indispensable à la construction d’un pays, ou de la notion, combien aléatoire pourtant, de frontière naturelle, la domination angevine sur une zone aussi étendue qu’incohérente lui apparaît, tout d’abord, comme une aberration historique. Qu’on se remémore les longues diatribes à son encontre de Jules Michelet ou de William Stubbs pour comprendre la réprobation unanime qu’elle suscite, de part et d’autre de la Manche, à une époque où le nationalisme fait rage. Partisans de la France éternelle ou admirateurs de la supériorité constitutionnelle britannique et de son splendide isolement, les premiers historiens professionnels réprouvent, vers 1850, l’action d’Henri II et des siens. Leur aversion pour cette aventure vouée a posteriori à l’échec subsiste-t-elle encore de nos jours ? À bien des égards, le mal nommé Empire Plantagenêt n’est toujours pas aimé. Il ne cadre guère avec les schémas mentaux que nous a légués le tardif État souverain.
Car tout autre est la conception politique d’un prince du XII e siècle. Sans doute croit-il, pour paraphraser Gautier Map, gouverner ses territoires « à la façon d’un bon père de famille son seul foyer ». Par conséquent, l’Empire Plantagenêt lui apparaît, avant tout, comme une affaire patrimoniale. Henri II ne l’a-t-il pas constitué par héritage ou par mariage ? N’en prépare-t-il pas le démembrement en songeant à sa propre succession, qu’il aimerait équitable, au profit de tous et de chacun de ses enfants ? Ne songe-t-il pas à céder la Bretagne et l’Irlande, obtenues tardivement et par la force des armes, à ses deux cadets ? Aliénor d’Aquitaine, son épouse, n’en exerce-t-elle pas un contrôle important lors de son veuvage ? La mort prématurée de plusieurs de ses fils ne permet-elle pas à Richard Cœur de Lion, puis à Jean sans Terre, de le conserver en entier, un peu par hasard ? Des règles successorales et matrimoniales président donc à son devenir. Filiation et alliance sont sa seule raison d’être.
C’est pourquoi sa cohésion, voire sa survie, dépend de la solidarité de la famille qui le gouverne. Or, la maison d’Anjou est querelleuse. Ses membres ne jouissent pas de la bonne entente des Capétiens ou des Hohenstaufen, en eux couve continuellement la haine des Barcelone ou des Castille-Léon. Ils rappellent, d’après Richard de Devizes, « la confuse maison d’Œdipe ». Ces Atrides ne pensent qu’à se combattre les uns les autres. De leur vivant, cette inimitié domestique, à bien des égards inexplicable, a fait l’objet de nombreuses élucubrations. Les amateurs de folklore celtique qui fréquentent leur cour invoquent, comme Giraud de Barri, la diablesse qui aurait mis l’ancêtre fondateur de la lignée au monde dans la nuit des temps ; ils scrutent les obscurs oracles de Merlin pour saisir le pourquoi de cette autodestruction. À ces intellectuels cléricaux, l’Écriture apprend que tout royaume divisé contre soi
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