L'Enfant-Roi
je
lui suggérai d’inviter mon père à se joindre à nous, à quoi elle acquiesça
aussitôt et le marquis de Siorac survenant, je lui cédai mon gobelet, si bien
qu’il y eut là une troisième tostée pour elle, puis une quatrième, tant est
qu’enfin la tête lui tournant, elle chancela et, appuyée sur le bras robuste de
mon père, le pria d’une voix mourante de la raccompagner dans sa chambre. Ce
qu’il fit et s’en trouva bien, non seulement cette nuit-là, mais les deux nuits
suivantes.
Lorsque ma belle lectrice lira les Mémoires de mon père,
lesquelles, pour des raisons prudentielles, n’ont pas encore paru, elle verra
que, menant une vie errante et périlleuse, pour la raison que servant
Henri III et après lui Henri IV en des missions secrètes, de ville en
ville et de royaume en royaume, mon père ne sachant, en se couchant le soir,
s’il ne serait pas occis le lendemain, avait pris le goût de ces consolations
féminines pour lesquelles, vivant pour ainsi parler en sursis, il ne pouvait se
sentir engagé au-delà des heures qu’il leur consacrait. C’est pourquoi j’en
conclus que nos habitudes en ce domaine-là se déterminent davantage d’après le
genre de vie que nous menons que par notre complexion, ou même notre morale.
Car je ne doute pas que si mon père avait vécu une vie aussi calme, sédentaire
et protégée que la mienne, son naturel bon et sensible ne l’eût pas porté aux
habitudes libertines d’un Bellegarde ou d’un Bassompierre.
Tout ce que le chevalier de La Surie, qui inclinait
damnablement aux giochi di parole, trouva à dire lorsque nous quittâmes
Blois fut que Madame de Cé aurait dû se nommer CD. Mais peut-être y mit-il
aussi quelque dépit, lequel grandit quand mon père se rebéqua contre ce
disconvenable jeu de mots, ayant quant à lui versé un pleur dans sa moustache
quand, à notre départ de Blois, la dame le serra à elle en versant des larmes
grosses comme des pois et répétant qu’elle savait bien qu’elle ne le reverrait
jamais, non plus que moi qui avais tant de cœur, ni le chevalier qui était si
aimable. « N’as-tu pas honte, Miroul, dit mon père, de parler ainsi d’une
dame qui pensait tant de bien de toi et qui nous a tous si bien
reçus ? – Cela est vrai, dit le chevalier, mais elle ne nous a pas
tous également bien reçus. »
Chaque fois que nous étions à l’étape d’une grande ville où
nous devions demeurer plus d’un jour, j’écrivais à ma Gräfin et faisant
partir ma lettre-missive par le courrier royal, j’étais bien assuré qu’elle lui
parviendrait sans délai excessif. Toutefois, n’étant pas certain que ma lettre
ne serait pas ouverte, j’usai en mon style d’une expression à mots couverts et signai
P sans apposer nulle part le cachet de nos armes. Je devais me contenter de ces
écrits et jamais de réponse, puisque Madame de Lichtenberg n’aurait su où les
adresser, l’horaire et l’itinéraire de nos pérégrinations lui demeurant lettre
close pour la raison qu’ils n’étaient connus de mon père et de moi, à l’étape,
que la veille de notre départ à la pique du jour.
Bien que je souffrisse fort mal cette séparation et que je
me sentisse comme amputé d’une partie de moi-même, il ne m’échappait pas que
celle qui demeure au foyer est bien plus à plaindre que celui qui s’en éloigne.
Car pour moi qui voyais tant de visages nouveaux, tant de pays, tant de villes
et tant de châteaux en ce vaste royaume, j’étais distrait par mille objets
remarquables ou plaisants, tandis que ma Gräfin restant au logis, et un
logis dont elle ne sortait guère, demeurant serrée dans ce petit cabinet où
elle me tartinait mes galettes, ou cette chambre qui, été comme hiver, s’était
trouvée le témoin de nos tumultes, de nos ensommeillements et de nos tendres et
infinis propos.
En outre, ce voyage qui, au long de la rivière de Loire,
avait ceci d’enivrant pour moi qu’au fur et à mesure que l’immense cavalcade
s’avançait sur les grands chemins de France, elle ne rencontrait pas seulement
les acclamations d’un peuple véritablement énamouré de son petit roi, mais la
défaite sans coup férir de ses ennemis. Si tout dans le logis de ma Gräfin lui
parlait de moi, tout dans notre grand voyage à l’Ouest m’appelait et me
sollicitait ailleurs, au point que j’éprouvais quelques remords quand tout
soudain, le soir, retiré dans une chambre qui changeait si souvent, et
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