L'Enfant-Roi
dont la
nouveauté chaque fois m’ébaudissait, je m’apercevais, la tête sur l’oreiller,
que je pensais à elle pour la première fois de la journée, alors que j’eusse dû
l’avoir présente à ma mémoire, et au bout de tous mes sens, à toutes les
minutes de ma vie.
À Blois, je ne manquai pas de visiter Madame de Guise à La
Noue et la trouvai excessivement chagrine pour la raison qu’un mois avant quelle
quittât Paris, le chevalier de Guise, son plus jeune fils – j’entends son
plus jeune fils légitime, car il avait, en fait, trois ans de plus que
moi – avait été tué à Baux-en-Provence par l’explosion d’un canon dont il
avait voulu lui-même allumer la mèche.
Ce violent avait péri violemment. Le duc de Guise avait fait
de lui son épée chaque fois qu’il jugeait que les intérêts de sa puissante
famille se trouvaient offensés. Et c’est sur son instigation, comme je l’ai
déjà conté, que le chevalier avait tué le vieux baron de Luz sans même lui
laisser le temps de dégainer : acte odieux et traîtreux, lequel était bien
dans la manière du duc lui-même. À Reims, du temps de nos guerres civiles, il
avait occis par surprise Monsieur de Saint-Paul, qui lui disputait le
commandement de la ville.
Madame de Guise me dit ce jour-là à La Noue qu’il n’y avait
pas dans l’âme du chevalier une once de méchantise et que son seul tort avait
été d’obéir aux commandements de son aîné. « Si ce n’était pas sa
faute », dit mon père sévèrement, quand je lui répétai ce propos,
« c’était du moins une faute en lui ». Pendant les trois jours que
nous demeurâmes à La Noue, mon père, plus fidèle en ses amitiés qu’en ses
amours, passait quasiment ses journées avec Madame de Guise pour tâcher de la
consoler. Je le relayais quand il allait prendre ses repues avec Madame de Cé,
laquelle, m’assura La Surie, en oubliait de manger tant elle était occupée à le
dévorer de l’œil.
J’eus la surprise un jour à La Noue de trouver ma bonne
marraine gloutissant comme quatre et mes regards trahissant mon étonnement,
elle m’expliqua avec de petites mines confuses que les viandes étaient la seule
chose au monde qui, lorsqu’elle se sentait malheureuse, la pouvaient distraire
de son affliction. Je ne doute pas que celle-ci fût sincère et profonde, mais
il y avait, chez Madame de Guise, une telle joie de vivre qu’elle sourdait de
tout son être et empêchait la tristesse de s’y installer à demeure.
— Babillebahou, Monsieur mon fils ! dit mon père,
quand je lui fis cette réflexion, manger est une nécessité, mais trop manger
est une habitude, et votre bonne marraine la partage avec beaucoup de personnes
à la Cour et en particulier, si j’en crois le récit de ses menus, avec le petit
roi.
Ce n’était que trop vrai et j’en voudrais donner ici un
exemple qui, lorsqu’on me le conta, ne laissa pas de m’amuser.
Le vingt-huit juillet, devant quitter Châtellerault (où il
avait, on s’en souvient, acheté de petites besognes destinées à Monsieur et à ses petites sœurs) pour Poitiers (où il n’eut qu’à paraître pour ôter la
ville à Condé), le roi se leva à six heures et demie du matin, déjeuna –
déjeuner qui était copieux comme à l’accoutumée – et entra en carrosse.
Mais à peine avait-il parcouru une lieue que se trouvant passer devant la
fontaine de Nerpuis, il vit dans un pré des gentilshommes joyeusement attablés.
— Qu’est cela ? demanda-t-il.
— C’est le seigneur de L’Isle Rouet, dit Monsieur de
Souvré, qui donne à déjeuner aux goinfres de la Cour.
— J’y veux aller ! dit Louis aussitôt et il
commanda qu’on arrêtât le carrosse.
Et mettant pied à terre, il courut rejoindre les déjeuneurs
en disant gaiement :
— Çà ! Je veux être des goinfres de la Cour !
On lui fit place et il se mit à l’œuvre. Ce fut un déjeuner
épique et même hippique, car Monsieur de la Curée [53] (le
bien nommé), lequel avait une grande serviette tachée sur la poitrine, allait
quérir à cheval chaque plat à la cuisine et, toujours à cheval, le portait aux
festoyeurs non sans prélever au passage sa part, qu’il mangeait sans autre
fourche et couteau que ses doigts, ce qui expliquait que la serviette à son cou
fût si maculée.
Louis engloutit à lui seul deux perdreaux, deux estomacs de
poulet, une moitié de langue de bœuf et arrosa le tout d’un gobelet de
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