L'énigme des vampires
précis et de maintenir cependant l’impression de mystère dont est entouré
ce mort-vivant. Ainsi, nous ne pouvons savoir exactement ce qu’est le psychisme
de Dracula : Stoker laisse au lecteur le soin de tirer les conclusions qui
s’imposent à partir des témoignages soi-disant vécus par les personnages qui
sont les victimes ou les exorciseurs du vampire. Ces témoignages sont livrés au
fur et à mesure du déroulement de l’action par des lettres ou des fragments de
journaux intimes : ils constituent donc, dans l’esprit de Stoker, des
notes prises sur le vif offrant toutes les garanties de l’authenticité et
surtout de l’immédiateté. Ce procédé littéraire offre l’avantage de suggérer les opinions de l’auteur sans que celui-ci
intervienne directement dans le débat : il se retranche derrière les
autres ; mais il ne faut pas être dupe du stratagème, car Bram Stoker en
dit plus long sur ce qu’il pense que s’il intervenait directement. L’appartenance
de Bram Stoker à la Golden Dawn et sa fréquentation d’autres groupements
de type initiatique nécessitaient l’emploi d’un tel procédé. Car, ayant eu
probablement accès à des documents plus ou moins secrets, il se devait d’observer
une prudente réserve quant à l’origine de ses informations et quant à ses
propres conclusions.
Ces témoins privilégiés, qui détiennent chacun une part de
vérité quant au personnage de Dracula, appartiennent, comme il se doit, à la
bonne société anglaise d’une époque victorienne finissante. C’est dire qu’ils
ont toutes les qualités d’intelligence et de cœur qui s’imposent, ce qui
apporte un crédit indiscutable à leurs informations. L’honorabilité de leurs mœurs,
leur solide bon sens et leur générosité jouent en leur faveur, surtout quand
ils en viennent à dépasser l’attitude rationaliste qui était la leur pour
accepter en toute connaissance de cause ce qui était proprement impensable, impossible,
irrationnel et, pourquoi ne pas l’admettre, le merveilleux et le fantastique. Ils
ne sont d’ailleurs pas choisis au hasard.
Il y a d’abord les deux femmes. L’une d’elles, Lucy Westenra,
qui sera la malheureuse victime de Dracula, présente les caractéristiques d’une
sensibilité exacerbée. Rêveuse, tendrement amoureuse, quelque peu mélancolique,
cette touchante héroïne romantique était toute désignée pour devenir la proie
du vampire : elle possède en effet une sorte de médiumnité, un don de
double vue que, malheureusement, elle ne parvient pas à conscientiser. Aussi, quelques
efforts qu’accomplissent ceux qui l’entourent, Lucy Westenra, prisonnière des
sensations inconscientes qui l’assaillent, se laissera glisser dans l’univers
trouble de Dracula. Au contraire, l’autre femme, Mina Murray, qui deviendra l’épouse
de Jonathan Harker, sur laquelle Dracula jettera son dévolu, a la possibilité
de faire surgir au niveau du conscient les sensations vagues qu’elle reçoit du
vampire ; et c’est par un prodige d’intelligence et de volonté qu’elle
parviendra à ne pas franchir les limites dangereuses au-delà desquelles il n’y
a plus d’espoir de retour. Et, finalement, ce sera grâce à elle, parce qu’elle
constitue l’unique point de rencontre entre le vampire et ceux qui le
combattent, que Dracula sera anéanti. Elle constitue, dans la trame romanesque,
celle sans laquelle ne peut s’accomplir la rédemption de l’humanité, d’où son
aspect marial , au sens catholique du terme. Elle
est la Vierge qui pose son pied sur la tête du serpent ; et si elle peut
accomplir ce geste symbolique, c’est qu’elle a pu avoir une grande familiarité
avec le monstre et qu’elle en connaît les faiblesses.
Les hommes ont chacun leur rôle. Le docteur John Seward, qui
dirige une clinique psychiatrique, est un scientifique à l’esprit ouvert, chevaleresque,
d’une honnêteté scrupuleuse. Ses connaissances et son objectivité cautionnent
en quelque sorte l’aspect fantastique de l’aventure à laquelle il est mêlé. Arthur
Holmwood, qui deviendra Lord Godalming par suite du décès de son père, le
fiancé de Lucy Westenra, représente la tradition ancestrale de la gentry britannique. Quincey Morris, l’Américain, fidèle
ami d’Arthur Holmwood, est le modèle du chevalier des temps modernes, prêt à
défendre les causes humanitaires les plus désespérées au péril de sa propre vie :
il sera d’ailleurs
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