L'enquête russe
moi… Je n’ai jamais tué personne. J’ai volé, oui.
— Vous ne me semblez pas ancré dans le mal. Comment en êtes-vous arrivé à mener cette vie de brigand ?
— Oh ! Je ne veux pas vous lasser.
— J’insiste.
— Je suis né à Chartres. Mon père était peintre en émail. À sa mort, j’ai poursuivi dans cet art. À trente ans, je me suis marié et mis à mon compte avec un autre artisan. L’installation a coûté cher. Nos affaires marchaient leur train jusqu’au jour où mon associé s’est enfui en Espagne avec une femme qui dansait dans les foires. Le pire c’est que, dans cette fuite, il avait emporté les fonds de la boutique et ceux, importants, que nous avaient avancés des particuliers pour des travaux commandés. Je me suis retrouvé pris à la gorge, menacé, poursuivi, saisi. Ma femme en est morte de chagrin. Depuis, ma fille est en nourrice. Où trouver le moyen de la payer ? On n’embauche plus. Que faire ? Gagne-denier ? Décrotteur ? Je me suis mis dans la carrière et, je le dis sans entorse à la vérité, en me conduisant dans le vol et la revente le plus honnêtement possible.
Il soupira et se mit à pleurer. Nicolas réfléchissait. Il était frappé de la manière dont s’exprimait le prisonnier, mais aussi de la profondeur de son désespoir. Aurait-il la volonté et la force nécessaire pour s’engager dans une entreprise aussi risquée ? Une voix froide lui disait : « N’est-il pas qu’un pauvre homme que la vie a brisé et qu’a-t-il à perdre enl’occurrence ? Et aurait-il la hargne nécessaire ? » Une autre murmurait : « Ne vas-tu pas l’engager dans une voie encore plus funeste que celle à laquelle il était fatalement voué ? » Pour le reste son jugement estimait qu’on pouvait faire fond sur Dangeville ; il lui paraissait homme à garder le secret de l’entreprise. Il se décida.
— Monsieur, sachez que j’ai une proposition à vous faire. À coup sûr vous êtes condamné. Il vous reste une chance minime d’échapper à l’échafaud et, sans m’engager à vous promettre ce que je ne saurais tenir, à connaître peut-être une nouvelle vie. Il s’agit aussi, si la chose peut vous tenir à cœur, du service du roi. Il s’agit d’user du mal pour faire le bien…
Dangeville ne comprenait rien au discours de Nicolas.
— Je vous explique. Vous êtes habile, vous l’avez prouvé en vous emparant d’une toile de grande taille en plein jour dans le palais d’un prince. Êtes-vous en mesure d’accepter de mettre votre talent, enfin… votre expérience, afin de distraire un objet dans un hôtel particulier ? Nous vous y aiderons. La police, je suis commissaire au Châtelet, vous aidera à préparer l’opération. À tout le moins, vous sauverez votre vie et je m’engage d’honneur, si échec il y avait, à prendre soin de votre enfant. Si vous acceptez ma proposition, vous quitterez votre cellule, logerez ici dans une chambre particulière au pot et au feu du roi. Je vous laisse réfléchir.
Nicolas passa dans le cabinet voisin, là où parfois il se grimait au gré des enquêtes avec de vieilles hardes. Bourdeau l’y attendait, qui avait suivi la conversation entre le commissaire et Dangeville.
— Alors ? Qu’en penses-tu ?
— On aurait pu tomber sur une plus mauvaise bête. Mais en aura-t-il le sang-froid ? Il a les défauts de ses qualités.
— Certes, mais ce sera uniquement sur le terrain que nous en serons assurés.
— Je crois cependant qu’on peut lui faire confiance. Pendant très longtemps il a mâché à vide 12 .
— Une fois requinqué, il le faudra prendre en main et l’aider à préparer la manœuvre.
— Tu as raison et d’ailleurs nous n’avons pas le choix, le temps presse.
Nicolas repassa dans le bureau de permanence. Dangeville, la tête dans ses mains, paraissait réfléchir.
— Monsieur, puis-je connaître votre décision ?
— Je n’ai point le choix. Je vous crois honnête homme… Mais…
Nicolas sourit, l’appréciation était paradoxale venant d’un filou patenté. C’était le monde à l’envers.
— Mais ?
— … Me donnez-vous votre parole de ne point abandonner mon enfant ?
— Vous l’avez. Ainsi vous voilà des nôtres.
II
UN CADAVRE À L’HÔTEL
« Le sage réfléchit et suspend son jugement. »
D’Arconville
La difficile mission de Dangeville fut préparée avec le dernier soin. Les conférences se succédèrent chez Le
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