L'enquête russe
d’approbation du ministre, pour l’audience chez le roi, le comte sera reçu comme un grand seigneur, sans honneurs particuliers tirant à conséquence. On n’ouvrira qu’un battant du cabinet du conseil et le visiteur sera présenté par le prince de Poix, par moi-même et par le ministre plénipotentiaire de Russie. Pareillement chez la reine et partout. Reste une question : Mme de Chimay ne devant plus conduire la comtesse du Nord chez la famille royale, devra-t-elle cependant la reconduire jusqu’à l’antichambre de Sa Majesté ?
La reine eut un geste d’agacement. Le ministre chassa une mouche, ne répondit pas et se tourna vers Nicolas.
— Il faudra d’ordinaire veiller à la sûreté de nos illustres visiteurs. Il y a d’ailleurs un conseil prévu à cet effet. Et, en outre, écarter du prince les escrocs qui entêtent toujours ce genre de déplacement. Paul est amateur d’antiques. À Rome il a eu le malheur de tomber entre les mains d’un brocanteur de mauvais aloi qui, à ce qu’on m’a dit, pourrait meubler avec ses croûtes les trois quarts de l’Angleterre. Le comte du Nord lui a acheté plus de choses bâtardes que légitimes ! Il faudra veiller à cela aussi. Paris ne manque pas de filous de la sorte. Que le lieutenant général de police prenne ses dispositions.
— Il ne me convient pas, reprit la reine, que ces gens-là nous en imposent. Le roi et moi n’entendons pas en faire plus qu’il n’en faut pour un incognito . Que viennent-ils se mettre par le travers de…
La reine n’acheva pas sa phrase. Derechef Vergennes exposa les raisons et plaida la prudence.Impatiente de rompre la réunion, Marie-Antoinette torturait d’une main nerveuse le pli de sa robe de piqué bleu et laissait échapper des soupirs de lassitude, sinon d’agacement, que justifiait le ton compendieux du ministre. Elle jeta un regard de connivence amusé à Nicolas. Vergennes ayant achevé, chacun se retira.
Mai 1782, palais Catherine, à Tsarskoïe Selo
La tsarine envisageait, rêveuse, les splendeurs de la chambre d’ambre. La lumière des bougies se reflétait dans chacune des facettes ; le chatoiement en était presque insupportable. Sur la corniche du plafond, des putti dorés contemplaient l’immense pièce. Souvent la nuit, elle se levait, abandonnant l’amant du moment pour venir réfléchir à cet endroit. Une question l’obsédait. Était-ce une bonne décision d’avoir autorisé ce voyage de Paul à travers l’Europe ? Le pire avait été évité, il n’irait pas saluer le roi de Prusse, le vieux Fritz, son vieil ennemi. Restait la France… Elle tenta de plonger en elle-même. Hélas, il était bien son fils. De ce côté, le doute ne pouvait s’élever. Mais pour le père… Oh ! Que cela était loin… Une bouffée de haine remontait du passé quand elle songeait au tsar Pierre, son époux. Et que dire de ce méchant peuple se laissant berner par de folles rumeurs, le croyant sorti de la tombe, qui avait favorisé la folle équipée de Pougatchev ? Alors, de qui était Paul ? De quels reins féconds auxquels elle avait livré un jour son corps insatiable ? Soltikof ?
Elle ne comprenait pas son fils. Tout l’éloignait de sa mère et souveraine. En avait-elle éprouvé duplaisir malin à lui révéler les turpitudes de sa première femme, lui dévoilant point par point les détails de sa liaison avec Razoumovski. Elle soupçonnait d’ailleurs ce dernier d’user de sa faveur pour mettre la femme de Paul dans les intérêts de la France. Elle se mordit les lèvres. On lui avait imputé à crime la mort en couches de sa belle-fille. Elle avait dû écrire des lettres et encore des lettres à Voltaire, à Grimm, cette langue de vipère, à Mme de Bielke, sa confidente, qui tenait bureau d’esprit à Hambourg. Elle fit même publier dans une gazette de Clèves un article de commande pour insinuer que cette mort était due à une malheureuse malformation de la princesse.
Potemkine, demeuré son conseiller et ami même s’il n’avait plus accès à son lit, se moquait de cette crainte irraisonnée qui la hantait à la pensée de son successeur. Aussi était-elle soulagée de savoir Paul éloigné, pris dans la griserie du voyage. Et puis l’effroi la reprenait. Elle tremblait comme une jeune fille à l’idée que, loin d’elle, il pourrait venir à l’idée de Paul de fomenter quelque trame et de rechercher des appuis et des moyens auprès des souverains que son
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