L'enquête russe
nouvelle demeure rue du Faubourg Saint-Honoré ; il était sur le point d’acquérir une maison de campagne à Viry-Châtillon. Sartine avait vieilli, offrant ainsi l’apparence qu’il avait toujours souhaitée. Mais le travail du temps procurait à son visage jusque-là long et maigre une sorte de douceur, comme si un sang nouveau avait coloré et gonflé ses joues. Une aménité paisible remplaçait la flamme nerveuse de jadis. Le poids et les angoisses du pouvoir, les soucis de la guerre, la perpétuelle crainte des cabales et de la défaveur, avaient disparu. Même si la tristesse avait un temps enveloppé un départ imposé, la bonté du roi et ses attentions tempéraient par leur générosité la cruelle acrimonie du destin. Un exil lointain n’accompagnait plus, au cours du présent règne, la disgrâce d’un ministre. L’expérience et les connaissances acquises dans de grands emplois en faisaient un mentor dont les discrets conseils et l’entregent maintenaient l’influence. Outre son rôle maçonnique, Nicolas le soupçonnait d’avoir conservé une activité occulte en marge des services qu’il avait organisés. Il était reçu par le roi dans ses cabinets à des heures inhabituelles. Necker, avant sa disgrâce, s’en étranglait de rage.
Aussi Sartine avait-il récupéré sa tranquillité d’âme et une superbe gazée de hauteur bonhommequi lui seyait à merveille. Si parfois un accès cassant d’autorité reparaissait, un de ceux qui naguère effrayaient tant ses entours, il durait jusqu’au moment où une alerte intérieure lui indiquait qu’une borne avait été franchie. Un hédonisme de bon aloi remplaçait la tension d’antan, se donnant libre cours dans une liberté reconquise et une allègre spontanéité. Sartine redevenu lui-même déployait ses meilleures qualités, comme une pierre brute, peu à peu érodée par le temps et les éléments, finit par offrir la douceur de sa patine.
Cette réunion avait été sollicitée par M. Le Noir. C’était la quatrième fois que Nicolas revoyait son ancien chef. Il éprouvait une joie sans mélange de ces retrouvailles où l’absence de contraintes, la dissolution des liens hiérarchiques établissaient enfin une sorte d’égalité de la relation maintenant ancienne des deux hommes. Le Noir, pour une fois, paraissait détendu et insouciant. Il pensait, et cela le rendait heureux, être enfin son propre maître.
Les nouvelles de la cour furent rapidement effleurées, Sartine feignant de n’y prendre qu’un intérêt amusé. Nicolas observait que le lieutenant général de police ne savait comment aborder le sujet qui lui tenait à cœur. Il décida de l’y aider. Sartine, à qui rien n’échappait, précéda le commissaire.
— J’apprécie que vous m’ayez demandé à dîner. Mais l’intérêt de visiter un vieil homme… ?
Nicolas, qui n’avait que onze ans de moins que l’ancien ministre, sourit.
— Qui conserve, dit Le Noir, toute la mémoire, et plus encore, du siècle !
— Peuh ! Le siècle, c’est beaucoup dire, du quart de siècle serait plus juste. Il me semble, mon bon ami, que vous tournez autour du pot. Vers quoi se dirige votre propos ? Menez-m’y, cher, menez-m’y. Et promptement, je vous prie.
Le naturel revenait au galop.
— Bon ! Me voici traversé. Nous souhaitions, Nicolas et moi, vous consulter…
— Allez, allez, coupa Sartine avec un ton de commandement recouvré, la pythie vous écoute.
Il dissimulait mal une sorte de satisfaction.
— Vous savez l’arrivée prochaine à Paris du comte et de la comtesse du Nord.
— Qui fait en jeune homme bien élevé son grand tour ou le tour des grands.
Il ricana. Le Noir toussa.
— En savoir plus long serait utile au roi. Nous allons triompher en Amérique ; la paix se profile et les ennuis commencent… Chacun s’en veut mêler. La Russie de Catherine entend participer au festin, à notre détriment évidemment ! L’Autriche, la Prusse observent le concert et souhaitent s’y adjoindre. Quant aux Américains que nous avons aidés de notre or et de nos hommes, ils piaffent de reprendre un jeu solitaire. Par-dessus tout, l’Angleterre à genoux agite tout ce beau monde.
— Bref, dit Sartine sarcastique, il faut pénétrer le secret de la caravane du Nord.
— Le roi le souhaite, Vergennes le veut et nos plénipotentiaires l’espèrent.
— Cela va de soi. C’est sagesse et raison de ne pas s’abandonner au
Weitere Kostenlose Bücher