L'Entreprise des Indes
grande vitesse des marchandises ou
des matières déjà connues. Tandis que la Lisbonne de ce temps-là avançait à l’aveugle,
dans l’encore inconnu, et rapportait des curiosités.
Cher Las Casas, cher jeune Jérôme, avant de me condamner
trop lourdement, demandez à votre hiérarchie sa doctrine. Pourquoi Dieu
verrait-il d’un meilleur œil le premier commerce, celui du connu, que le
second, celui de l’inconnu ? Il me paraît plutôt, mais mon savoir
théologique est mince, que ce dernier rend meilleur hommage à l’infini et au
mystère de Sa Création, bénie soit-elle !
Un soir de janvier, je me souviens, Lisbonne frissonnait
sous les assauts d’un terrible vent du nord. Nous travaillions emmitouflés.
Sans cesse, pour tenter de les réchauffer, je soufflais sur mes doigts, mes
fameux doigts si habiles, d’ordinaire, à tracer le minuscule, le presque
invisible. Maître Andrea me tapa sur l’épaule :
— Laisse, tu n’arriveras à rien aujourd’hui, même toi.
Profitons-en pour parler. Au fond, que sais-tu de notre planète ?
Avec assurance, je lui dis qu’elle était plate, comportait
trois continents et un océan en forme de T.
Il me laissa parler, stupéfait. Autour de nous, mes
camarades commencèrent à glousser.
— Qui t’a appris ça ?
— Mes professeurs.
— Et tu n’as jamais cherché à en savoir plus ?
— Je n’en ai pas besoin : je ne dessine que des
détails, des morceaux de côte. Et puis les trois continents et l’océan T sont
des vérités de l’Écriture. Pourquoi, vous n’y croyez pas ? Vous êtes païen ?
Autour de nous, l’hilarité grandissait. Je ne comprenais pas
la raison de cette trop bonne humeur, surtout par un tel froid. Maître Andrea chassa
tout le monde. Et c’est dans l’atelier désert que je fis connaissance avec un
nouveau pays, celui de l’Intelligence.
— Bartolomé, je vais te raconter une histoire. Il était
une fois, deux siècles et demi avant Jésus-Christ, un homme qui répondait au
nom d’Ératosthène. Il habitait en Egypte la ville d’Alexandrie. Cette ville
attirait tous les amoureux de sciences parce qu’elle possédait la plus riche
des bibliothèques. Dont le directeur était cet Ératosthène. Il était
mathématicien et géographe, c’est-à-dire un mathématicien qui aimait se
promener dans les rues et par les champs. Pour lui, l’algèbre et la géométrie n’étaient
pas des savoirs abstraits, pas seulement des sources de plaisir mental :
ces deux disciplines devaient apporter des solutions aux questions soulevées
par la vie quotidienne.
« Un jour, il entendit un voyageur raconter qu’au sud
de l’Egypte, dans la ville de Syène, le 21 juin à midi, les rayons du soleil
plongeaient dans les puits à l’exacte verticale.
« Ératosthène réfléchit : Ici, à Alexandrie, toute
chose a son ombre, même à midi. Si je peux calculer l’angle de cette ombre à l’heure
précise où Syène est sans ombre, je saurai la taille de la Terre.
« Il attendit le 21 juin. Assisté par trois jeunes
employés de la Bibliothèque, entouré par une foule de passants et sans doute
par quelques chiens intrigués, Ératosthène traça des lignes sur le sable. Puis,
les reportant sur un papyrus, il parvint à ce résultat : en cette ville d’Alexandrie,
le Soleil faisait avec la verticale un angle de 7° 12’. »
Tout en parlant, maître Andrea dessinait pour mieux m’expliquer.
Dans ce froid glaçant, cette histoire de juin, d’été, de soleil et d’ombre
dégageait une étrange chaleur.
— Une circonférence compte 360°. 7°12’ en représentent
le cinquantième. Pour connaître la circonférence du globe, il suffisait donc de
multiplier par cinquante la distance entre Syène et Alexandrie. Tu comprends ?
J’étais bien loin de cette paix soudaine, de cette vague de
lumière qui accompagne toute compréhension véritable. Il me semblait seulement
distinguer au loin une lueur. Je pris la résolution de tout faire pour ne pas
la perdre. Je me disais qu’alors je parviendrais peut-être un jour à la
rejoindre.
Imperturbable, Andrea continuait. Je l’entendais plus que je
ne le voyais, tant était épaisse la brume qui sortait de sa bouche.
— Et maintenant, il fallait calculer la distance entre Alexandrie
et Syène. Ératosthène eut recours aux chameaux. D’après les voyageurs, 50 jours
étaient nécessaires à ces braves animaux pour accomplir le voyage.
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