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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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appeler au port : je manquais un phénomène
exceptionnel, alors qu’un bon cartographe se doit de tout connaître.
    Je laissai tomber ma plume de bécasse et accourus.
    Lorsque j’arrivai, deux palans tentaient de hisser la pierre
énorme qui se trouvait sur le pont de la caravelle. Quelle étrange cargaison !
On aurait dit un rocher gris, plus large que haut, un rocher particulier puisqu’il
possédait deux yeux, une bouche, quatre pattes et une queue. Ce rocher-là pétait,
activité inconnue, semble-t-il, des autres rochers. Une corne, courte mais
large du bas, lui était poussée et pointait vers le ciel comme s’il voulait, ô
sacrilège, menacer le Très Haut.
    Sous les acclamations, le rocher vivant fut soulevé voyagea
quelques instants dans les airs, avant d’être déposé, un peu brutalement, sur
le quai.
    Et maintenant, tandis que les enfants, malgré les soldats
qui tentaient de protéger le monstrueux visiteur, lui lançaient des cailloux, s’enchantant
de les voir rebondir sur sa peau-carapace, la plupart des adultes tremblaient,
mi-répugnés mi-fascinés, et hurlaient :
    — Qu’on le rejette à la mer !
    — Il va nous porter malheur !
    — C’est une incarnation du diable !
    — La peste est en lui !
    — Ou des maladies pires !
    Cette agitation n’atteignait pas la bête. Elle conservait
son immobilité minérale, seulement interrompue, à intervalles étrangement
réguliers, par l’éjection d’une matière verdâtre qui, dès que tombée sur la
chaussée, devenait bouse.
    À la fin de la journée, pour mettre fin à ces désordres qui
menaçaient de dégénérer, un bataillon entraîna l’animal en lieu sûr.
     
    La polémique ne se calma pas pour autant. Bien au contraire.
Désormais soustraite aux regards, la bête était livrée à la folie de l’imagination
populaire. Chaque jour elle devenait plus grosse, plus démoniaque, plus
redoutable. En chaire, deux curés s’affrontèrent.
    Celui de l’église Sainte-Marie-Madeleine parlait le
dimanche, à la deuxième messe. Oubliés ses prônes habituels qui ennuyaient tout
le monde, ses diatribes contre les mauvaises pensées des femmes et l’intempérance
des hommes. Ses attaques contre le monstre avaient soudain multiplié par dix
son auditoire. On se battait pour l’écouter s’époumoner contre la présence
maléfique.
    Son argumentation suivait deux lignes qu’il alternait ou
combinait savamment selon les dimanches.
    Première ligne :
    — Chassons, mes frères, chassons sans attendre cette
insulte à Dieu ! Qu’a voulu le Créateur ? Un monde d’ordre, avec une
place pour chacun. Or regardez cette bête immonde et plus encore insolente !
Ne voyez-vous pas qu’elle ose narguer la volonté divine en mêlant les règnes ?
C’est le Diable qui, pour brouiller nos repères, nous a envoyé cette
combinaison contre nature d’animal et de minéral !
    Deuxième ligne :
    — Mes bien chers frères, savez-vous d’où nous arrive
cette horreur ? D’un trou. Oui, mes frères, d‘un trou dans le temps !
Avez-vous vu cette forme, et cette peau d’avant l’Histoire ? Cet animal n’est
pas d’aujourd’hui. Ni d’hier. Il ne vient pas seulement de loin, mais du fin
fond des âges. Et il ne vient pas seul. Par ce trou du temps vont à sa suite
déferler sur nous des fléaux plus terribles encore, des épidémies, des
inondations, des cavaliers de l’Apocalypse…
    Quelle que fût la ligne choisie par le prédicateur, elle
aboutissait toujours à la même conclusion : brûlons ce cadeau empoisonné
et tout autant le bateau qui nous l’a livré depuis les enfers. Et refermons à
jamais l’orifice par lequel le malheur nous attaque !
    La foule se retenait d’applaudir, puisque l’évêque l’avait
interdit sous peine d’excommunication, et courait à deux pas, jusqu’à l’église
Saint-Nicolas.
    — Louons Dieu, répondait l’autre curé sur le même ton,
tout aussi véhément. Oui, célébrons Notre Seigneur dans toutes Ses productions.
Et hautement disons notre gratitude à ceux qui bravent les lointains !
Grâce à ces valeureux capitaines nous étendons chaque jour notre connaissance de
la Création, de son inépuisable diversité. Et dénonçons comme hérétiques ceux
qui nous demandent de trier dans cette Création. Qui sommes-nous pour choisir
parmi les œuvres du Seigneur ?
    L’assistance hochait la tête et s’en allait répétant tout
bas : Il a raison. Qui sommes-nous pour

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