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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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d’hier.
    — À cet âge ?
    — Un rabbin les a unis. L’épouse est ma fille.
    Je ne pus m’empêcher de dire à la femme que sa religion
était décidément bien étrange, qui autorisait des unions entre enfants.
    — Il est écrit que l’époux doit prendre soin de son
épouse et l’épouse de son époux. D’après vous, monsieur, qui savez tout, que
nous réserve l’avenir ? Rien que de la séparation et de la solitude. Quand
ils n’auront plus personne pour s’occuper d’eux et nulle part où aller, ce
mariage sera leur pays.
    L’homme avait repris sa mélopée :
     
    Ma gorge est enrouée par mes cris,/ Ma langue se colle à
mon palais,/ Mon cœur bat la chamade à cause de ma grande douleur et de mon
malheur,/ Ma tristesse est grande et empêche/ Le sommeil de s’épancher sur mes
yeux./ Combien je me lamente, et combien/ Brûle en moi comme un feu ma colère !/
À qui ferai-je part de ma douleur ?/ S’il y a un consolateur, qu’il me
prenne/ En pitié, qu’il me prenne par la main,/ J’épancherai mon cœur devant
lui,/ Je lui dirai une part de mon malheur./ Peut-être, en parlant de ma
tristesse,/ Calmerai-je mon émotion ?
     
    La femme le prit aux épaules, elle le secoua si fort qu’il
aurait dû casser.
    — Arrête ! Tu ne peux pas arrêter ? Rien qu’une
fois arrêter ? Rien qu’une fois m’aider ?
    L’homme hocha la tête et continua. Seule concession :
il avait encore baissé la voix et les mots sortaient sans bruit de sa bouche.
     
    Cette plainte entendue dans la nuit terrible du 5 au 6 
août, je ne l’ai jamais oubliée. J’ai longtemps cru qu’elle n’était que l’invention
de cet homme.
    Je n’ai appris qu’en arrivant ici, sur l’île d’Hispañola, l’auteur
véritable de cette lamentation. Un jour, à la promenade, comme je me la
rappelais à voix mi-haute, un passant, m’entendant, a sursauté et s’est
retourné :
    — D’où connaissez-vous…
    Il regardait en tous sens, apeuré :
    — Salomon ibn Gabirol ?
    Mon grand âge et mon air égaré durent le rassurer. Assez
pour qu’il me raconte.
    Salomon était né peu après l’an mil dans la ville espagnole
de Malaga. Bientôt orphelin, il trouva soutien auprès du chef de sa communauté
juive, le vizir du calife de Saragosse. Quoique enfant, il l’enchantait de ses
poèmes. Hélas, le vizir fut assassiné, la communauté décimée. Il fallut quitter
Saragosse. Salomon avait dix-neuf ans. C’est alors qu’il composa la plainte
murmurée près de cinq siècles plus tard.
    Son histoire transmise, le passant disparut.
    Alors m’est venue cette réflexion qui, depuis lors, m’accompagne.
De même que les oliviers traversent les siècles sans mourir, de même les
plaintes : elles plongent leurs racines si loin dans la terre, au cœur de
l’espèce humaine.

 
     
     
     
     
    Qu’est-ce qu’un dominicain ?
    De plus en plus souvent, d’étranges projets me viennent :
par exemple, ouvrir en deux le corps de Las Casas, quand il reviendra d’Espagne,
désembusquer l’âme qui s’y cache et l’examiner à loisir. Il serait souhaitable
aussi de lui couper la tête pour observer le fonctionnement de son cerveau.
    Qu’est-ce qu’un dominicain ?
    Lorsque mon frère mourut, au milieu du printemps 1506, j’étais
dévasté. Il me laissait un monde d’autant plus vide qu’il l’avait agrandi. J’errais
sans but. N’ayant parlé qu’à lui, je continuais.
    On me tenait pour fou.
    Une idée me vint, selon laquelle Christophe, avant le grand
saut vers l’au-delà, s’était réfugié à Lisbonne.
    N’était-ce pas dans cette ville que nous avions préparé ensemble
son voyage ?
    J’y courus. J’avais envoyé un courrier à Samuel, le cher
compagnon de ma jeunesse dans l’atelier de maître Andrea, celui qui préférait
dessiner le visage de ses enfants plutôt que le trait des rivages. Souvent j’avais
repensé à lui. Son humanité me manquait ; je me disais qu’elle seule
pourrait m’apporter un peu de paix.
    Des voyageurs m’avertirent, dès la frontière du Portugal :
ils répétaient, encore terrorisés, que la peste avait frappé la ville, qu’elle
y faisait des ravages et que le Roi Manuel, pour sauver sa vie, s’était réfugié
dans une de ses campagnes. Je continuai pourtant mon chemin. Le désespoir est
une armure contre laquelle ricochent les peurs. Les mauvaises rencontres ou les
maladies vous indiffèrent. Peut-être même les souhaitez-vous ?

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