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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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lui-même, si bien en chair autrefois, presque replet. Ses pas ne
laissaient aucune trace sur le sable de l’allée. Les tourterelles le suivaient.
Je laissai cette ombre disparaître, puis demandai à Luis ce qu’il était advenu
de la femme de mon ami.
    — Elle est morte d’attendre.
    Je repris souffle après ce nouveau coup.
    — Et Lisbonne, si douce d’ordinaire ? Quelle est
la raison de sa présente folie ?
    Luis raconta, à voix basse, comme s’il n’osait pas encore
donner de la réalité à ses paroles.
    Un mois plus tôt, le 19 avril, une femme qui priait en
l’église de Saõ Domingo avait vu sortir du grand crucifix des étoiles dorées.
Des centaines de personnes s’étaient précipitées pour assister au prodige.
Parmi celles-là se trouvait un converti. Il eut la folie de marmonner qu’une
simple croix, morceau de bois en vérité, n’était pas à même d’engendrer des
miracles.
    Dans l’instant, il fut roué de coups, traîné dehors, achevé
sur le parvis et brûlé sur un bûcher improvisé, de même que deux de ses frères
accourus à son secours.
    Depuis, la ville était à feu et à sang.
     
    Le lendemain, à la grande frayeur de mon hôte Samuel, contre
lequel je dus même me battre, j’ouvris les trois verrous et me glissai
au-dehors.
    Le calme n’était pas revenu. Je remontai vers la source du
vacarme le plus fort, l’église Sainte Marie-Madeleine. La foule y était si
dense qu’elle débordait jusqu’au-delà du parvis, sur la place. Quoique j’étouffe,
comme tous les gens de mer, en présence du grand nombre, et que je haïsse le
contact trop proche des corps, je luttai et parvins à gagner le transept. En
chaire, un homme vêtu de blanc vociférait :
    — Hérésie ! Hérésie !
    La foule entonnait en chœur :
    — Hérésie ! Hérésie !
    — Pureté ! Pureté ! clamait l’homme en blanc.
    Et la foule scandait :
    — Pureté ! Pureté !
    Le prédicateur s’appuyait sur ces vagues de cris pour lancer
encore plus fort :
    — Détruisez ! Oui, détruisez ce peuple abominable !
    — Détruisons ! Oui, détruisons !
    Alors le prédicateur, d’un large mouvement circulaire de la
tête, considéra l’assistance :
    — Qu’attendez-vous ?
    Un bref silence se fit. On se regardait, étonné :
    — Il a raison. Qu’attendons-nous ?
    Et la foule se rua vers la sortie, criant plus fort encore :
    — Hérésie, hérésie, le bûcher pour tous ! Pureté !
Pureté pour Lisbonne ! À mort ! À mort !
    Je me laissai entraîner par le flux, aussi terrorisé que
secoué de dégoût.
    Les violences qui avaient ensanglanté notre île espagnole et
que je n’avais pas pu ou pas voulu empêcher durant les années où je le
gouvernais, voici que je les retrouvais, les mêmes, mêmes gestes et semblables
victimes, dans la douce, si douce Lisbonne : une porte de maison enfoncée,
une meute humaine qui se précipite à l’intérieur, une femme qu’on traîne dehors
par les cheveux, elle continue de tenir serré contre elle son bébé, on le lui
arrache, on se le passe de main en main en lui crachant dessus, puis un homme s’en
saisit, et, le tenant par une jambe, le fait tournoyer au-dessus de sa tête
tandis que rugit la foule, et le fracasse contre la margelle d’un puits.
    Montesinos m’avait posé cette question : pourquoi ?
Pourquoi tant de haine en l’homme ? Et quel est cet être étrange nommé
dominicain capable, sous le même étendard du Christ, de risquer sa vie pour
sauver des Indiens et d’appeler au meurtre de tous les Juifs ?
    Dieu seul sait comme j’ai aimé mon travail de cartographe,
tout de précision et de rêverie mêlées. Mais, dans une autre vie, je sais que
je m’adonnerais à la dissection ; avec une préférence pour les cadavres de
dominicains. Quelle tâche plus exaltante que de chercher dans le corps d’un de
ces saints hommes l’origine de la violence ? Il doit s’agir d’un organe
minuscule en forme de trébuchet, une balance interne qui le fait passer sans
prévenir de l’extrême bonté à la pire sauvagerie.

 
     
     
     
     
    Maintenant, je dois parler des chiens.
    Avant, je ne savais rien d’eux et ne m’en préoccupais guère.
    Je les croyais juste bons à guider les troupeaux ; à
forcer les cerfs et les sangliers ; à tenir compagnie aux humains trop
seuls, et le reste du temps à dormir au soleil.
    Une autre connaissance m’en est venue dans cette île d’Hispañola
où je

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