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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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à d’autres détresses que
la mienne, celles de mes compagnons de chemin.
    — Depuis combien d’années viviez-vous en Espagne ?
    Autour de moi, on se battit pour répondre. C’est une petite
fille qui triompha, car sa voix était la plus aiguë :
    — Depuis la première destruction du Temple de Jérusalem !
    Imaginez ma stupéfaction.
    Un vieil homme, que je soutenais de temps en temps dans sa
marche, compléta mon savoir :
    — Ma petite fille parle de 585 avant notre ère. Nous
appartenons à la tribu de Benjamin. Nous habitions Tolède. Vous savez d’où
vient ce nom ?
    Je lui avouai mon ignorance. Nous avions eu le temps d’un
peu parler. Je lui avais dit mon intérêt pour l’origine des appellations.
    — De l’hébreu taltelah, qui signifie « tribulations ».
     
    *
    *  *
     
    Le 3 août était passé. Avec ma foule de Juifs je parvins
enfin à Palos où, depuis des jours et des jours, tournait et retournait une
autre foule de Juifs.
    Aller, venir, s’attrouper, s’éloigner, se perdre, se
retrouver… Jamais humains n’avaient autant multiplié leurs pas et jamais pas
humains n’avaient engendré autant de poussière. Août est le milieu de l’été, le
cœur de la sécheresse. Depuis des mois, aucune pluie n’était tombée du ciel et
comme c’est l’eau qui unit les éléments, la terre n’était plus que sable, qu’un
simple contact du pied projetait vers le ciel.
    Dieu, dont les contradictions accroissent la grandeur, qu’il
soit loué dans les siècles des siècles, n’avait sans doute pas voulu que fût
trop visible ce spectacle de détresse pourtant permis par Lui.
    D’où l’interdiction qu’Il avait faite au vent de se lever.
    C’est dans cette brume jaunâtre que se tenait un ultime et
terrible marché.
    — Je veux un bateau. Nous sommes huit.
    — Qu’il est comique, celui-là ! Il ne reste plus
une seule planche depuis une semaine.
    — Combien tu me donnes pour ce plat d’argent ?
    — Cinq pesos.
    — Mais il en vaut mille.
    — À prendre ou à laisser.
    — Une maison à Madrid vous intéresse ? J’ai son
titre de propriété.
    — Je t’en propose mon âne.
    — Pourriez-vous répéter ? Avec toutes ces
tractations alentour je crains d’avoir mal entendu.
    — Vous autres Juifs, vous avez de la peau dans les
oreilles. Il faudrait vous les circoncire. Ah ah ! Je te répète : mon
âne contre ta maison ! À prendre ou à laisser.
    « À prendre ou à laisser », « à prendre ou à
laisser », tel était le premier refrain du marché de Palos, régulièrement
interrompu par un deuxième refrain clamé par un soldat, toujours le même, qui
prenait plaisir manifeste à fendre et refendre la foule :
    — Juifs ! Ce que vous avez volé à l’Espagne
demeurera en Espagne.
    Il agrémentait ses rappels à la loi de commentaires
personnels, de plus en plus fournis au fil des heures, toujours plus détaillés,
plus pratiques.
    — Juifs ! Ne tentez pas de dissimuler, on vous
connaît, on vous fouillera avant de vous laisser partir, les vêtements et le
corps, la bouche et le cul. Juifs ! Par ordre de la Reine et du Roi, vous
n’avez le droit de rien emporter.
    De telles chansons renforçaient la férocité des
négociations, s’il en était besoin :
    — Tu as entendu ? En t’achetant quelque chose, par
humanité pure, je me rends complice d’un crime. À prendre ou à laisser. À
prendre ou à laisser.
     
    *
    *  *
     
    Ce soldat, comment aurait-il pu deviner qu’un de ces maudits
de Dieu avait tranquillement embarqué sur la Santa Maria ?
    Mon frère m’avait écrit son projet. Il comptait embaucher un
Juif pour lui servir d’interprète quand il aurait abordé des terres inconnues.
D’après lui, les gens de cette race, qui commercent partout, pratiquent toutes
les langues. Depuis Babel, Dieu, sans doute pour les punir, leur a insufflé ce
savoir qui écartèle la tête et finit par rendre fou.
    Et je m’endormis.
    J’ai honte de l’avouer, mais je m’endormis, d’un coup, alors
que je venais de m’asseoir sur un tas de vieux cordages.
    La raison de ce sommeil, je ne la connais que trop bien et
je vais te la dire, malgré la très mauvaise opinion que tu auras de moi sitôt
après l’avoir entendue.
    La fatigue n’était pas en cause. D’ailleurs, comment
oserais-je évoquer un épuisement personnel alors que toutes ces familles
tournaient en rond ici depuis des semaines et avaient dû marcher

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