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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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accomplissement. Je suis sûr qu’à ses yeux il s’était contenté
de réaliser les plans de Dieu.
    Prolongeant ma pensée, je me suis rendu compte que les
Indiens de cette île partageaient le même univers que Christophe. Eux aussi
vivaient dans les signes du passé. Nous voyant arriver sur leurs plages, ils ne
nous avaient pas découverts. Eux aussi, ils nous avaient reconnus .
Voilà pourquoi nous avions si aisément triomphé d’eux. Comment trouver en soi l’énergie
de lutter contre des événements prévus depuis les origines, le temps du rêve ?
     
    *
    *  *
     
    Quand la nuit se fait oppressante, et que mes jambes sont
trop lourdes pour que je grimpe à mon perchoir, je promène une chandelle le
long des murs, ces murs faits de pierres de corail. Je vois des coquillages,
des libellules figées, des squelettes de poissons, des branches d’éponges, des
forêts miniatures. J’ai vraie jalousie de ces pierres : elles savent
raconter sans phrases, et leurs histoires ne craignent ni les rongeurs de
bibliothèques, ni les inondations, ni les incendies, elles sont inscrites pour
toujours et à jamais. Que n’ai-je cette ambition pour mon récit.
    Allez, mes sept jours de repos s’achèvent. Je dois tenir la
promesse faite à Las Casas, repartir, quoi qu’il m’en coûte, à l’assaut de la
vérité.

 
     
     
     
     
    Peut-être le ver était-il dans le fruit ? Peut-être la violence
de la Découverte était-elle inscrite dans les violences du départ ?
    Vendredi 3 août 1492.
    Quelle place tient cette date dans le calendrier de Dieu ?
    Pour fêter quel anniversaire secret s’est-il offert en ce
même jour deux spectacles d’une telle intensité ? Il aurait pu, étant la
Puissance même, différer l’un ou l’autre pour éviter qu’ils ne se chevauchent.
Il aurait pris un plus délicat plaisir à chacun.
    Mais telle n’a pas été Sa volonté.
    C’est donc qu’Il avait un dessein. Que je cherche encore aujourd’hui.
    Mieux vaut, paraît-il, avant de trépasser, se purger deux
fois : la vessie et la mémoire. On se sent plus léger pour quitter cette
terre. À l’instant, je me suis vidé le ventre. Au tour des souvenirs.
     
    3 août… Les Juifs n’avaient que cette limite en tête :
à cette date, ils devaient tous avoir quitté le royaume. Décision de la Reine
Isabelle et du Roi Ferdinand.
    3 août.
    Pourquoi mon frère avait-il choisi ce même jour pour larguer
les amarres ? En avait-il reçu l’ordre et, de quelle autorité venait cet
ordre ?
    Je pourrais te raconter la bataille qu’eurent à mener
Christophe et ses équipages pour résister aux Juifs en quête désespérée d’un
navire. Je pourrais évoquer pour toi les désormais légendaires Santa Maria,
Pinta et Niña quittant, dans un glorieux soleil couchant, le port de
Palos. je pourrais, avec minutie et sentiment, te décrire la flotte disparate
descendant lentement vers la mer, les trois caravelles perdues parmi les
embarcations de toutes sortes achetées à prix d’or par ceux qu’on obligeait à
partir. Je pourrais te faire entendre, sous les ricanements des mouettes, les
pleurs, les chants des exilés. Je pourrais… la tentation est vive. Cette
confession quotidienne a réveillé en moi un goût que j’ignorais, celui de la
narration, l’ivresse de captiver par des mots sans toujours respecter la
vérité.
    Cette fois, héroïquement, je résiste.
    Cette fois, je ne te mentirai pas.
    Je suis arrivé trop tard, oui, tu as bien entendu, trop
tard pour assister au départ de mon frère. La faute lui en revient, qui n’a
pas jugé bon de me prévenir. Encore que je connaisse les marins : leurs
décisions n’obéissent pas aux calendriers ; ils s’en vont quand ils se
sentent de s’en aller.
    La faute en revient aussi à la Reine Isabelle et au Roi
Ferdinand : leur décision avait encombré les routes. Certains des Juifs
avaient choisi d’aller se réfugier au Portugal. La plupart fuyaient vers le
sud.
    Impossible de forcer l’allure : des familles et des
familles occupaient la chaussée, chargées comme des baudets.
    Inutile et dangereux de passer par les champs : les
paysans nous attendaient avec des fourches et des chiens.
    Je n’eus d’autre issue que de me mettre au pas commun.
    Deux jours durant, je demeurai prisonnier de ma fureur et ne
cessai de gronder contre la Terre entière, coupable de me faire manquer le vrai
départ de l’Entreprise.
    Et puis je commençai à m’intéresser

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