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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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Sans doute
au fond de vous quelqu’un appelle-t-il la mort qui, seule, vous délivrera.
    Ces voyageurs avaient dit vrai : une épidémie m’attendait.
Mais au lieu de la peste annoncée, je rencontrai pire : la sauvagerie. À
peine avais-je franchi la porte du Levant que je croisai trois hommes qui en
poursuivaient un quatrième. Ils l’acculèrent contre un mur et l’égorgèrent. Se
retournant vers moi, ils m’examinèrent longuement. Je sens encore, quand je
repense à la scène, les deux pointes de couteau me griffer la gorge. L’un de
ces bandits décida que je n’avais « pas l’air d’en être ». Les autres
acquiescèrent et me laissèrent aller.
    Plus loin, je rencontrai une populace hurlante, emmenée par
des femmes. Elles frappaient des poings les portes closes de l’église. Ouvrez !
criaient-elles, et rendez-les-nous ! le bûcher les attend !
    L’une de ces furies brandissait une torche et menaçait d’en
faire usage.
    L’air de Lisbonne, que j’avais connu si doux, paisible,
musical, résonnait de clameurs, d’explosions, de coups sourds, de ces
claquements précipités qui annoncent qu’un homme fuit, et le seul parfum était
le remugle, âcre et tiède, des incendies.
    Je hâtai le pas, ne comprenant rien à ces rixes, mais
commençant à trembler pour mon ami Samuel.
    Il avait dû donner des ordres car, sitôt arrivé devant son
domicile, sa porte s’ouvrit. Un vieil homme m’accueillit. “Je me nomme Luis. Je
sers monsieur Samuel.” Et, tandis que j’avançais vers le petit jardin
intérieur, j’entendis derrière moi qu’on poussait trois verrous. Mon ami m’attendait.
Nous nous étreignîmes et sans tarder, sans même attendre le réconfort d’un
verre d’eau, je demandai quelle folie s’était abattue sur Lisbonne.
    — L’histoire est longue, débuta Samuel, et l’on craint
d’en connaître la fin tant chaque jour est suivi d’un jour pire que le
précédent.
    «Depuis 1492, l’Espagne pressait le Portugal d’agir comme
elle et de chasser ses Juifs. Le Roi Jean résista. Mais son successeur, Manuel,
avait l’ambition de réunir sous son sceptre les deux royaumes ibériques. Dans
ce dessein, il avait résolu de prendre pour femme la fille des monarques
espagnols, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Cette princesse, elle
aussi prénommée Isabelle, refusait de poser le pied sur une terre qu’elle
disait “infestée”.
    « Plutôt que de chasser les Juifs, le Roi Manuel décida
de les convertir tous, de gré ou de force.
    Le 6 octobre 1497 – comment oublier cette date ? –
des soldats vinrent nous chercher dans nos maisons et nous entraînèrent vers le
port, soi-disant vers des bateaux. Nous nous sommes retrouvés vingt mille sur
le quai de la Ribeira, tous les Juifs de Lisbonne, tous, des nourrissons aux
vieillards.
    Samuel sourit :
    — Et nous avons été tous baptisés ensemble. Tu as
devant toi un bon catholique.
    — Vrai catholique ?
    — Comment abandonner les rituels de nos ancêtres ?
    — Alors je comprends qu’on se méfie de vous.
    — Leur haine vient surtout du fait que, devenus
catholiques, nous partageons leurs droits. Ils avaient des chasses gardées, des
emplois réservés. Nous y accédons peu à peu. Comment accepteraient-ils notre
concurrence sans lutter ?
     
    Soudain la honte me prit. J’avais oublié l’essentiel :
    — Comment vont tes enfants ?
    Plus de vingt années avaient passé depuis l’atelier de
maître Andrea, ils avaient grandi, forcément, et quitté leurs parents. Mais je
cherchais leurs traces dans cette maison et, brusquement, je sentis un grand
vide.
    Mes yeux revinrent vers Samuel. Il pleurait.
    Il pleura longtemps, sans larme.
    J’avais posé la main sur son épaule.
    Des tourterelles s’étaient approchées. On aurait dit qu’elles
s’associaient à sa peine.
    Enfin il reprit son récit :
    — En 1493, nos capitaines découvrirent, au milieu du
golfe de Guinée, une terre. Ils l’appelèrent l’île des Lézards, avant de la
nommer Saõ Tomé. En réalité, ces lézards étaient des crocodiles. Le Roi Jean II décida néanmoins de peupler cette nouvelle
colonie. Il y envoya des esclaves, des galériens et deux mille enfants juifs
ravis à leurs familles. La plupart sont morts. Je ne sais pas ce que les miens
sont devenus. Pardonne-moi.
    Il se leva.
    — Luis te conduira à ta chambre.
    Et il s’éclipsa. Je n’avais pas remarqué qu’il avait tant
perdu de

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