L'envol des tourterelles
l’invitation de M. Favreau d’aller travailler pour lui, l’aîné se fâche. Jan part malgré tout, et Élisabeth lui fait la surprise de l’accompagner. La brouille entre les deux frères paraît irréconciliable.
Jan retrouve avec bonheur la ville de Montréal ainsi que le métier d’épicier. Lorsqu’il obtient sa citoyenneté canadienne, il imite M. Favreau et remplace son nom polonais par celui de Jean Aucoin. Il épouse une jeune Montréalaise, Michelle Dupuis, et bientôt naît leur fils Nicolas, dont Jerzy accepte d’être le parrain même si les deux frères ne se parlent toujours pas. Jerzy a lui-même un fils, Stanislas, qui est le filleul de Jan, et Anna attend un deuxième enfant.
Quant à Élisabeth, elle trouve en Florence, à qui elle enseigne le violon, la raison de prolonger son séjour à Montréal. Florence se révèle en effet une élève si douée que son professeur est incapable de l’abandonner. Côté cœur, Élisabeth est de plus en plus éprise du docteur Denis Boisvert. Florence est sans doute la seule à deviner combien Élisabeth tient à lui...
Premier temps
1962-1964
1
Jan brancha le circuit de lumignons du sapin. Nicolas s’énervait derrière lui, tripotant tous les paquets en demandant, chaque fois qu’il en secouait un, s’il lui était destiné. Michelle regardait son fils en souriant, les lèvres pincées dans une incroyable fierté.
– Pourquoi penses-tu qu’il n’y a rien d’écrit dessus, Nicolas?
– Parce que papa trouve que je suis trop gâté. Il attend à la dernière minute pour décider s’il va en retirer quelques-uns pour les offrir aux pauvres.
Jan éclata de rire. Son fils avait une façon de tout tourner à son désavantage. S’il lui avait effectivement dit qu’il était trop gâté, il n’avait jamais été question de lui enlever une étrenne. Tout au plus avait-il suggéré que Nicolas, ses cadeaux déballés, en choisisse un pour l’offrir à un enfant nécessiteux.
Jan se demanda s’il avait le temps de passer chez Élisabeth pour lui porter son présent. Il savait cette course superflue, sa sœur devant se joindre à eux pour le souper de Noël, mais il ressentait un irrépressible besoin de s’isoler. Lui, Michelle et Nicolas devaient rejoindre les Dupuis à la messe de minuit, après quoi ces derniers les recevraient pour le réveillon. Jan soupira. Il aurait donné une fortune pour effacer lajournée de Noël du calendrier. Tout ce qui la lui rendait supportable était la joie évidente de son fils.
– Je sors.
– Emmène-moi, papa.
Jan hésita. Il avait envie de marcher seul avec ses fantômes. Il n’y avait qu’en ce jour et au premier de l’an qu’il avait des accès de nostalgie, ayant repoussé la presque totalité de ses souvenirs loin derrière la douleur. Sachant qu’il ne pouvait rien changer à sa vie passée, il s’était contenté d’en préserver les sons et les odeurs, les rires et l’admiration qu’il avait éprouvée pour ses parents et les Favreau. Il regarda ses mains mutilées, s’en frappa les cuisses et se dirigea vers le portemanteau après avoir attrapé le cadeau d’Élisabeth. Il entendit Nicolas rechigner, hésita encore, puis ouvrit la porte, presque heureux de se retrouver seul sous un ciel déjà noir que des milliers de flocons tentaient d’éclaircir. Par la lueur aperçue au-dessus du mont Royal, il devina la présence de la lune. Il descendit les quelques marches menant au trottoir, se retourna et vit Nicolas à la fenêtre, la figure déformée par une grimace. Il réprima un sentiment de désappointement. Son fils avait dix ans, l’âge qu’il avait lui-même lorsque la guerre avait pris Cracovie d’assaut. Il ne voyait aucune ressemblance entre l’enfant qu’il avait été, responsable de la maisonnée lors de l’internement de son père, gardien de sa mère et de sa sœur, petit résistant qui faisait le marché noir du charbon, et ce fils qui avait toujours pleuré pour un oui ou pour un non. Jan se souvint néanmoins que lui-même avait versé des larmes de désespoir et de faim le soir du retour de son père. S’il avait pleuré en d’autres occasions, il en avait perdu le souvenir. Il avait toujours été tropoccupé à survivre pour s’épancher sur ce qui l’entourait. Depuis qu’il avait vieilli, il avait acquis la certitude que les enfants échappaient à la guerre et à ses horreurs uniquement en regardant ailleurs. Jan se souvenait très clairement
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