Léon l'Africain
plutôt les monuments de la Rome
antique, celle dont parlent Cicéron et Tite-Live ! »
Mon jeune ami eut l’air de triompher. Sans rien dire,
il recommença à marcher, d’un pas si ferme que je parvenais à peine à le
suivre. Quand il se décida à faire halte, une demi-heure plus tard, nous avions
laissé loin derrière nous les dernières rues habitées. Nous étions au milieu d’un
vaste terrain vague.
« Ici était le Forum romain, le cœur de la
cité antique entouré de quartiers animés ; on l’appelle aujourd’hui le
Champ des Vaches ! Et, devant nous, vois-tu le mont Palatin, et là-bas, à
l’est, le mont Esquilin, derrière le Colisée ? Ils se sont vidés depuis
des siècles ! Rome n’est plus qu’un gros bourg campé sur le site d’une
ville majestueuse. Sais-tu quelle est aujourd’hui sa population ? Huit
mille feux, neuf mille tout au plus. »
C’était bien moins que Fès, Tunis ou Tlemcen.
En revenant vers le château, je remarquai que le
soleil était encore haut dans le ciel, aussi crus-je bon de suggérer à mon
accompagnateur d’aller faire un tour en direction de Saint-Pierre en passant
par le beau quartier du Borgo. À peine étions-nous arrivés devant la basilique
que Hans se lança à nouveau dans une folle diatribe :
« Sais-tu par quel moyen le pape veut achever
la construction de cette église ? En prenant l’argent des
Allemands. »
Déjà, quelques passants s’agglutinaient autour de
nous.
« J’ai assez visité de monuments pour aujourd’hui,
le suppliai-je ! Nous reviendrons une autre fois. »
Et, sans attendre un instant, je courus me
réfugier dans le calme de mon ancienne prison, me jurant de ne plus jamais me
promener dans Rome avec un guide luthérien.
Pour ma visite suivante, j’eus la chance d’avoir
pour compagnon Guicciardini, qui venait de rentrer d’un long séjour à Modène.
Je lui fis part de ma profonde déception, surtout après ma visite au Champ des
Vaches. Il ne s’en montra pas autrement affecté.
« Ville éternelle, Rome, mais avec des
absences », constata-t-il avec une sage résignation.
Avant d’enchaîner :
« Ville sainte, mais avec des impiétés ;
ville oisive, mais qui, chaque jour, donne au monde un chef-d’œuvre. »
C’était un plaisir pour l’esprit que de marcher
aux côtés de Guicciardini, de recueillir ses impressions, ses commentaires, ses
confidences. Il y avait cependant quelques désagréments : ainsi, pour
aller du château Saint-Ange au nouveau palais du cardinal Farnèse, situé à
moins d’un mille, il nous fallut près de deux heures, tant la notoriété de mon
compagnon était grande. Si certains personnages le saluaient en passant, d’autres
mettaient pied à terre pour entrer avec lui dans un long aparté. Une fois
libéré, le Florentin revenait vers moi avec un mot d’excuse : « C’est
un compatriote, récemment installé à Rome », ou bien : « C’est
un dataire fort influent », « C’est le maître de postes du roi de
France », et même, par deux fois : « C’est le bâtard du cardinal
Untel. »
Je n’avais montré aucune surprise. Hans m’avait
déjà expliqué que dans la capitale des papes, pourtant grouillante de
religieux, de nonnes, de pèlerins de tous les pays, les maîtresses des princes
de l’Église avaient palais et serviteurs, que leur progéniture était promise
aux plus hautes charges, que les prêtres de moindre rang avaient leurs
concubines ou leurs courtisanes, avec lesquelles ils s’affichaient sans
vergogne dans la rue.
« Le scandale est moins dans la luxure que
dans le luxe », dit Guicciardini, comme s’il avait suivi pas à pas le
cheminement de ma pensée.
Il poursuivit :
« Le train de vie des prélats de Rome coûte
des sommes considérables, alors que rien n’est produit dans cette ville de
clercs ! Tout est acheté à Florence, à Venise, à Milan et ailleurs. Pour
financer les folies de cette ville, les papes se sont mis à vendre les dignités
ecclésiastiques : dix mille, vingt mille, trente mille ducats le cardinal.
Ici, tout est à vendre, même la charge de camerlingue ! Comme cela ne
suffisait toujours pas, on s’est mis à vendre des indulgences aux malheureux
Allemands ! Si vous payez, vos péchés sont pardonnés ! En somme, c’est
le paradis que le Saint-Père cherche à vendre. C’est ainsi qu’a commencé la
querelle avec Luther.
— Ce moine avait donc raison.
— En un sens,
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