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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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Et, comme moi, un converti ? »
    J’avais trop présumé de mes forces et de ma
sérénité. Quand elle pénétra d’un pas lent dans le petit salon feutré où le
cardinal m’avait fait asseoir, je perdis à l’instant toute envie de la
questionner, de peur qu’un mot d’elle ne me contraigne à m’éloigner. Pour moi,
désormais, la vérité sur Maddalena, c’était Maddalena. Je n’avais plus qu’un
seul désir, celui de contempler à jamais ses gestes et ses couleurs. Elle
avait, sur toutes les femmes de Rome, une langueur d’avance. Langueur dans la
démarche, dans la voix, dans le regard aussi, à la fois conquérant et résigné à
la souffrance. Ses cheveux étaient de ce noir profond que seule l’Andalousie
sait distiller, par une alchimie d’ombre fraîche et de terre brûlée. En
attendant de devenir ma femme, elle était déjà ma sœur, sa respiration m’était
familière.
    Avant même de s’asseoir, elle commença à raconter
son histoire, toute son histoire. Les questions que j’avais renoncé à poser,
elle avait décidé d’y répondre. Son grand-père appartenait à une branche
appauvrie et oubliée d’une grande famille juive, les Abrabanel. Modeste
forgeron dans le faubourg de Najd, au sud de ma ville natale, il avait été
totalement inconscient du danger qui menaçait les siens, jusqu’au moment où l’édit
d’expulsion avait été promulgué. Émigrant alors vers Tétouan avec ses six enfants,
il avait vécu au bord de la misère, sans autre joie dans l’existence que de
voir ses fils acquérir quelque savoir et ses filles grandir en beauté. L’une d’elles
allait devenir la mère de la conversa.
    « Mes parents avaient décidé de venir s’installer
à Ferrare, m’expliquait-elle, où des cousins avaient prospéré. Mais, sur le
bateau où nous avions embarqué, la peste s’était déclarée, décimant équipage et
passagers. En accostant à Pise, je me retrouvais seule. Mon père, ma mère et
mon jeune frère avaient péri. J’avais huit ans. Une vieille religieuse me
recueillit. Elle m’emmena avec elle à un couvent dont elle était l’abbesse et s’empressa
de me baptiser, me donnant le prénom de Maddalena ; mon père m’avait
appelée Judith. Malgré la tristesse d’avoir perdu les êtres les plus chers, je
me gardais bien de maudire le sort, puisque je mangeais à ma faim, apprenais à
lire et ne subissais aucun coup de fouet qui ne fût justifié. Jusqu’au jour où
ma bienfaitrice mourut. Sa remplaçante était la fille naturelle d’un grand d’Espagne,
enfermée là pour expier la faute des siens et qui ne voyait en ce beau couvent
qu’un purgatoire pour elle et pour les autres. Pourtant, elle y régnait en
maîtresse, distribuant faveurs et disgrâces. À moi, elle réservait le pire de
son cœur. J’avais été, pendant sept ans, une chrétienne de plus en plus
fervente. Pour elle, cependant, je n’étais qu’une convertie, une conversa au
sang impur, dont la seule présence allait attirer sur le couvent les pires
malédictions. Et, sous la pluie de vexations qui s’abattait injustement sur
moi, je me sentis revenir à ma foi d’origine. La viande de porc que je mangeais
commença à me causer des nausées, mes nuits en étaient tourmentées. Je me mis à
échafauder des plans de fuite. Mais ma seule tentative s’acheva lamentablement.
Je n’ai jamais couru très vite, surtout pas en habit de nonne. Le jardinier me
rattrapa et me ramena au couvent en me tordant le bras comme à une voleuse de
poules. Je fus alors jetée dans un cachot et fouettée jusqu’au sang. »
    Elle en avait gardé quelques traces, qui toutefois
n’ôtaient rien à sa beauté ni à la douce perfection de son corps.
    « Quand on me laissa sortir, au bout de deux
semaines, j’avais décidé de changer d’attitude. Je fis étalage d’un profond
remords et me montrai dévote, obéissante, insensible à l’humiliation. J’attendais
mon heure. Elle arriva avec la visite du cardinal Jules. La supérieure était
contrainte de l’accueillir avec les honneurs, bien qu’elle l’eût envoyé au
bûcher si elle en avait eu le pouvoir. Elle nous faisait parfois prier pour le
repentir des princes de l’Église et ne ménageait pas ses critiques contre
« la vie dissolue des Médicis », non en public, mais devant certaines
nonnes de son entourage qui ne tardaient pas à le rapporter. Ce sont sans doute
les vices dont il était accusé qui m’avaient fait

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