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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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recommande-t-il pas d’enlever des lieux de culte
toutes les statues, estimant qu’elles sont objets d’idolâtrie ? « Les
anges n’entrent pas dans une maison où se trouve un chien ou une représentation
figurée », a dit le Messager de Dieu dans un hadith certifié.
Luther n’affirme-t-il pas que la chrétienté n’est rien d’autre que la
communauté des croyants, et ne doit pas être réduite à une hiérarchie d’Église ?
N’assure-t-il pas que l’Écriture sainte est le seul fondement de la Foi ?
Ne tourne-t-il pas en dérision le célibat des prêtres ? N’enseigne-t-il
pas qu’aucun homme ne peut échapper à ce que son Créateur lui a prédestiné ?
Le Prophète n’a pas dit autre chose aux musulmans.
    En dépit de ces concordances, il m’était
impossible de suivre, en la matière, les penchants de ma raison. Entre Luther
et Léon X, un féroce duel était engagé, et je ne pouvais approuver un
inconnu aux dépens de l’homme qui m’avait pris sous son aile et qui me traitait
désormais comme s’il était mon géniteur.
    Je n’étais certes pas le seul à qui le pape disait
« mon fils », mais à moi, il le disait autrement. Il m’avait donné
ses deux prénoms, Jean et Léon, ainsi que le nom de sa prestigieuse famille,
les Médicis, le tout avec pompe et solennité, le 6 janvier 1520, un
vendredi, dans la nouvelle basilique Saint-Pierre, encore inachevée. Celle-ci
regorgeait ce jour-là de cardinaux, d’évêques, d’ambassadeurs, ainsi que de
nombreux protégés de Léon X, poètes, peintres, sculpteurs, rutilants de
brocards, de perles et de pierreries. Même Raphaël d’Urbino, le divin Raphaël,
comme l’appelaient les admirateurs de son art, était là, ne paraissant
nullement affaibli par le mal qui allait l’emporter trois mois plus tard.
    Le pape triomphait sous sa tiare :
    « En cette journée de l’Épiphanie, où nous
fêtons le baptême du Christ des mains de Jean-Baptiste et où nous célébrons
également, selon la Tradition, les trois mages venus d’Arabie pour adorer
Notre-Seigneur, quel plus grand bonheur pour nous que d’accueillir, au sein de
Notre sainte Église, un nouveau Roi mage, venu des extrémités de la Berbérie
pour faire son offrande dans la Maison de Pierre ! »
    Agenouillé face à l’autel, vêtu d’un long manteau
de laine blanche, j’étais étourdi par l’odeur de l’encens et écrasé par tant d’honneurs
immérités. Aucune des personnes réunies en ce lieu n’ignorait que ce « Roi
mage » avait été capturé une nuit d’été par un pirate sur une plage de
Djerba et emmené jusqu’à Rome comme esclave. Tout ce qui se disait à mon propos
ainsi que tout ce qui m’arrivait était si insensé, si démesuré, si
grotesque ! N’étais-je pas victime de quelque mauvais rêve, de quelque
mirage ? N’étais-je pas, comme chaque vendredi, dans une mosquée de Fès,
du Caire ou de Tombouctou, mes esprits affectés par une longue nuit de
veille ? Soudain, au cœur de mon doute, s’éleva à nouveau la voix du
pontife qui m’apostrophait :
    « Et toi, Notre fils bien-aimé, toi, Jean-Léon,
que la Providence a désigné entre tous les hommes… »
    Jean-Léon ! Yohannes Leo ! Jamais
personne de ma famille ne s’était appelé ainsi ! Bien après la fin de la
cérémonie, je tournais et retournais encore lettres et syllabes dans ma tête,
dans ma bouche, tantôt en latin, tantôt en italien. Leo. Leone. Curieuse
habitude qu’ont les hommes de se donner ainsi les noms des fauves qui les
terrorisent, rarement ceux des animaux qui leur sont dévoués. On veut bien s’appeler
loup, mais pas chien. Arriverais-je un jour à oublier Hassan et à me regarder
dans un miroir, en me disant : « Léon, tu as des cernes sous les
yeux ? » Pour apprivoiser mon nouveau nom, je ne tardai pas à l’arabiser :
Yohannes Léo devint Youhanna al-Assad. C’est la signature qu’on peut voir au
bas des ouvrages que j’ai écrits à Rome et à Bologne. Mais les habitués de la
cour pontificale, quelque peu surpris par la naissance tardive d’un Médicis
brun et crépu, m’ont tout de suite accolé le surnom d’Africain, pour me
différencier de mon saint père adoptif. Peut-être aussi pour éviter qu’il ne me
nomme cardinal comme la plupart de ses cousins, certains dès l’âge de quatorze
ans.
    Le soir du baptême, le pape me convoqua. Il
commença par m’annoncer que j’étais désormais libre, mais que

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