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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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oui. Seulement, je ne puis m’empêcher
de songer que l’argent rassemblé de façon si douteuse doit servir à achever la
basilique Saint-Pierre, et qu’une partie est consacrée non aux ripailles, mais
aux plus nobles créations humaines. Des centaines d’écrivains, d’artistes, sont
en train de produire à Rome des chefs-d’œuvre devant lesquels les Anciens
pâliraient d’envie. Un monde est en train de renaître, avec un regard nouveau,
une ambition nouvelle, une beauté nouvelle. Il est en train de renaître ici,
maintenant, dans cette Rome corrompue, vénale et impie, avec l’argent extorqué
aux Allemands. N’est-ce pas là un gaspillage fort utile ? »
    Je ne savais plus que penser. Bien et Mal, vérité
et mensonge, beauté et pourriture étaient si emmêlés dans mon esprit !
Mais peut-être était-ce cela, la Rome de Léon X, la Rome de Léon l’Africain.
Je répétai à voix haute les formules de Guicciardini, afin de les graver dans
ma mémoire :
    « Ville oisive…, ville sainte…, ville
éternelle… »
    Il m’interrompit, d’une voix soudain
accablée :
    « Ville maudite aussi. »
    Pendant que je le regardais, attendant quelque
explication, il tira de sa poche un papier froissé.
    « Je viens de recopier ces quelques lignes,
écrites par Luther à notre pape. »
    Il lut à mi-voix :
    — « Ô toi, Léon, le plus infortuné de tous,
tu es assis sur le plus dangereux des trônes. Rome fut jadis une porte du Ciel,
c’est maintenant le gouffre béant de l’Enfer. »

L’ANNÉE DE LA CONVERSA

927 de l’hégire (13 décembre
1520 – 30 novembre 1521)
     
    Dans ma vie, ce fut un samedi de bonheur que le
6 avril de cette année-là ! Pourtant, le pape était en colère. Il
tonnait si fort que je suis resté un long moment immobile, dans l’antichambre,
protégé de ses éclats de voix par les lourds battants ciselés. Mais le Suisse
qui m’accompagnait avait des ordres. Il ouvrit sans frapper la porte du bureau,
me poussa presque vers l’intérieur et la referma sec derrière moi.
    En me voyant, le pape cessa de crier. Mais ses
sourcils demeuraient froncés et sa lèvre inférieure tremblait encore. De ses
doigts lisses, qui tambourinaient fébrilement sur la table, il me fit signe d’approcher.
Je me penchai sur sa main, puis sur celle du personnage qui se tenait debout à
sa droite.
    « Léon, connaissez-vous Notre cousin le
cardinal Jules ?
    — Comment aurais-je pu vivre à Rome sans le
connaître ? »
    Ce n’était pas la meilleure réponse en la
circonstance. Jules de Médicis était, sans nul doute, le plus flamboyant des
princes de l’Église et l’homme de confiance du pape. Mais celui-ci lui
reprochait depuis quelque temps ses frasques, son goût de l’ostentation, des
amours tapageuses, qui en avaient fait la cible favorite des luthériens.
Guicciardini, en revanche, m’en avait dit du bien : « Jules a toutes
les qualités du parfait gentilhomme, mécène, tolérant et de bonne compagnie.
Pourquoi diable tient-on à en faire un homme de religion ? »
    Cape et calotte rouges, une frange de cheveux
noirs sur toute la largeur du front, le cousin du pape semblait plongé dans une
pénible méditation.
    « Le cardinal doit vous parler, mon fils.
Installez-vous ensemble sur ces sièges, là-bas. Moi-même, j’ai un courrier à
lire. »
    Je ne crois pas me tromper en affirmant que le
pape, ce jour-là, ne perdit aucun mot de notre conversation, car du texte qu’il
avait entre les mains il ne tourna pas une seule page.
    Jules semblait embarrassé, cherchant dans mes yeux
quelque lueur de complicité. Il s’éclaircit discrètement la gorge.
    « Une jeune personne vient d’entrer à mon
service. Vertueuse et belle. Et intelligente. Le Saint-Père désire que je vous
la présente et que vous la preniez pour épouse. Son nom est Maddalena. »
    Ayant prononcé ces mots, qui, visiblement, lui
coûtaient, il passa à d’autres sujets, m’interrogea sur mon passé, mes voyages,
ma vie à Rome. Je découvris chez lui le même appétit de connaître que son
cousin, le même ravissement à l’écoute des noms de Tombouctou, de Fès et du
Caire, le même respect pour les choses de l’esprit. Il me fit jurer qu’un jour
je consignerais par écrit le récit de mes voyages, promettant d’être mon plus
fervent lecteur.
    Le plaisir extrême de cette conversation ne
réduisit toutefois en rien ma profonde suspicion à l’égard de la

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