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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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petite barque. Çà et là, quelques soldats
castillans s’employaient à calmer, d’un hurlement menaçant, les fauteurs de
bousculades ; d’autres vérifiaient, les yeux avides, le contenu d’un
coffre. Il était convenu que les émigrants pouvaient emporter tous leurs biens
sans restriction aucune, mais il n’était souvent pas inutile de laisser une
pièce d’or entre les doigts d’un officier trop insistant. Sur la plage, les
marchandages allaient bon train, les propriétaires des embarcations se
faisaient sermonner sans arrêt sur le sort que Dieu réserve à ceux qui
profitent des malheurs des musulmans ; apparemment sans résultat, puisque
les tarifs de la traversée continuaient à augmenter d’heure en heure. L’appât
du gain ensommeille les consciences et les moments d’affolement sont peu
propices à la générosité. Résignés, les hommes déliaient leurs bourses en
faisant signe à leur famille de se hâter. Une fois à bord, ils s’efforçaient d’éviter
à leurs femmes et à leurs filles de trop grandes promiscuités, tâche bien
malaisée quand s’entassent trois cents personnes sur une fuste qui n’en a
jamais porté plus de cent.
    Mon père refusa, dès notre arrivée, de se mêler à
la foule. Du haut de sa monture, il promena lentement son regard tout autour du
port, avant de se diriger vers une petite cabane en bois, au seuil de laquelle
un homme bien habillé l’accueillit avec empressement. Nous le suivions à
distance ; il nous fit signe de nous approcher. Quelques minutes plus
tard, nous étions confortablement assis sur nos bagages dans une fuste vide à
laquelle nous avions accédé par une passerelle qu’on retira derrière nous. L’homme,
qui n’était autre que le frère de Hamed, dirigeait la douane d’Almeria, charge
dont les Castillans ne l’avaient pas encore privé. L’embarcation lui
appartenait, et elle ne devait s’emplir de passagers que le lendemain. Ma mère
me donna, ainsi qu’à mon père, un bout de gingembre à mâcher pour nous éviter
le mal de mer, elle-même en prit un gros morceau. Bientôt, le soir tomba et
nous cédâmes tous au sommeil, non sans avoir mangé quelques boulettes de viande
que notre hôte nous avait fait porter.
    Ce sont des cris et des bousculades qui nous
réveillèrent dès l’aube. Des dizaines d’hommes vociférants, de femmes voilées
de blanc ou de noir, d’enfants piaillant ou hébétés prenaient d’assaut notre
fuste. Nous devions nous cramponner à nos bagages pour ne pas être délogés. Ou
même renversés par-dessus bord. Ma mère me serra contre elle lorsque l’embarcation
commença à s’éloigner de la côte. Autour de nous, des femmes, des vieillards
priaient, se lamentaient, leurs voix à peine couvertes par les bruits de la
mer.
    Seul mon père demeura serein en cette journée d’exil
et sur ses lèvres Salma put même lire, tout au long de la traversée, un étrange
sourire. Car il avait su se ménager, au cœur même de la déroute, un minuscule
champ de victoire.

II

LE LIVRE DE FÈS

 
     
     
     
     
    J’avais ton âge, mon fils, et plus jamais je n’ai
revu Grenade. Dieu n’a pas voulu que mon destin s’écrive tout entier en un seul
livre, mais qu’il se déroule, vague après vague, au rythme des mers. À chaque
traversée, il m’a délesté d’un avenir pour m’en prodiguer un autre ; sur
chaque nouveau rivage, il a rattaché à mon nom celui d’une patrie délaissée.
    D’Almeria à Melilla, en une journée et une nuit,
mon existence a chaviré. La mer était clémente pourtant, et le vent docile,
mais c’est dans le cœur des miens que grossissait la tempête.
    Hamed le délivreur avait bien fait les choses,
Dieu lui pardonne. Quand la côte d’Andalousie ne fut plus derrière nous qu’un
mince filet de remords, une femme accourut vers notre coin de fuste, enjambant
allègrement bagages et voyageurs. Sa démarche enjouée seyait mal à son
accoutrement, des voiles si sombres, si épais, que nous aurions tous eu du mal
à la reconnaître si Mariam n’avait été dans ses bras.
    Les seuls cris de joie furent les miens et ceux de
ma sœur. Mohamed et Warda étaient pétrifiés par l’émotion, ainsi que par les
cent regards qui les assiégeaient. Quant à Salma, elle me serra un peu plus
fort contre sa poitrine. À sa respiration retenue, à quelques soupirs échappés,
je compris qu’elle souffrait. Ses larmes coulaient sans doute à l’abri de son
voile, et ce

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