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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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où des paumes rassurantes se poseraient sur nous pour
écumer la fatigue des vieux et les larmes des affaiblis. Mais seules des
questions haletantes nous avaient accueillis sur le quai : « Est-il
vrai que les Castillans arrivent ? Avez-vous vu leurs galées ? »
Pour ceux qui nous interrogeaient ainsi, il ne s’agissait nullement de préparer
la défense du port mais de ne prendre aucun retard sur la débandade. En voyant
que c’était à nous, réfugiés, de dispenser les mots d’apaisement, nous n’étions
que plus pressés de mettre une montagne ou un désert entre nous et ce rivage
qui s’offrait béant aux envahisseurs.
    Un homme se présenta à nous. Il était muletier,
disait-il, et devait partir sans tarder pour Fès. Si nous le voulions, il nous
louerait ses services pour une somme modique, quelques dizaines de dirhams d’argent.
Désireux de quitter Melilla avant la nuit, et sans doute alléché par le prix,
Mohamed accepta sans marchander. Il demanda toutefois au muletier d’emprunter
la route côtière jusqu’à Bedis avant de piquer plein sud vers Fès ; mais l’homme
avait une meilleure idée, un raccourci qui nous ferait gagner, jurait-il, deux
journées pleines. Chaque mois, il l’empruntait, il en connaissait la moindre
aspérité comme le dos de sa mule. Il argumenta si bien qu’une demi-heure après
avoir débarqué nous étions déjà en route, mon père et moi sur une bête, ma mère
sur une autre avec le gros des bagages, Warda et Mariam sur une troisième, le
muletier marchant à nos côtés avec son fils, un détestable garnement d’une
douzaine d’années, pieds nus, doigts crasseux et regard de biais.
    À peine avions-nous fait trois milles que deux
cavaliers voilés de bleu firent irruption devant nous, portant à la main des
poignards recourbés. Comme s’ils n’attendaient qu’un signal, le muletier et son
fils se mirent à dévaler la côte sans demander leur reste. Les bandits s’approchèrent.
Voyant qu’ils avaient affaire à un seul homme tenu de protéger deux femmes et
deux enfants, et se sentant ainsi tout à fait en confiance, ils se mirent à
palper d’une main experte le chargement des mules. Leur premier trophée fut une
cassette nacrée où Salma avait imprudemment rangé tous ses bijoux. Puis ils se
mirent à retirer l’une après l’autre de superbes robes de soie ainsi qu’un drap
de nuit brodé qui avait fait partie du trousseau de ma mère.
    Allant ensuite vers Warda, l’un des bandits lui
ordonna :
    « Saute en l’air ! »
    Comme elle demeurait interloquée, il vint vers
Mohamed et lui posa sur le cou la pointe d’un poignard. Terrorisée, la
concubine s’ébroua et gesticula comme un pantin désarticulé, mais sans décoller
du sol. Ne saisissant pas le tragique de la situation, je partis d’un rire
franc que mon père rabattit d’un froncement de sourcils. Le malfaiteur
hurlait :
    « Saute plus haut ! »
    Warda s’élança en l’air du mieux qu’elle put, et
un léger tintement de pièces se fit entendre.
    « Donne-moi tout cela ! »
    Passant sa main sous sa robe, elle sortit une
modeste bourse qu’elle envoya rouler à terre d’un geste dédaigneux. Le bandit
la ramassa sans se formaliser et se tourna vers ma mère :
    « À toi, maintenant. »
    À cet instant, retentit au loin l’appel d’un
muezzin de village. Mon père éleva un regard vers le soleil, planté tout en
haut du ciel, et d’une main preste il prit au flanc de sa monture son petit
tapis de croyant qu’il étala sur le sable, puis, tombant à genoux, la face
tournée vers La Mecque, il se mit à réciter à voix haute sa prière de midi.
Tout cela en un clin d’œil, et d’un air si naturel que les bandits ne savaient
trop comment réagir. Tandis qu’ils se consultaient du regard, une poussière
épaisse jaillit de la route, comme par miracle, à moins d’un mille devant nous.
Les malfaiteurs n’eurent que le temps d’enfourcher leurs chevaux pour détaler
dans le sens opposé. Nous étions sauvés, ma mère n’avait pas eu à s’exécuter.
    « Si je l’avais fait, ce n’est pas un
tintement qu’on aurait entendu, mais une véritable pétarade, car ton père m’avait
fait porter des centaines de dinars, tassés dans dix bourses ventrues, que j’avais
attachées tout autour de mes côtes, convaincue que jamais aucun homme n’oserait
fouiller aussi loin. »
    Quand les passants providentiels parvinrent à
notre hauteur, nous vîmes

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