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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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peu
après la prière de midi, se rappelait ma mère. Mohamed les fit entrer, tandis
que je me retirais avec toi vers mon étage. Ils avaient les joues blêmes et les
sourires faux, tout comme ton père, qui les installa sur de vieux coussins dans
un coin ombragé du patio, n’échangeant avec eux que d’inaudibles balbutiements.
Le cheikh arriva une heure plus tard, et c’est alors seulement que Mohamed m’appela
pour que je prépare du sirop frais. »
    Astaghfirullah s’était fait accompagner de Hamed,
dont il savait les liens avec le maître de céans. Le vieux délivreur s’était
pris de tendresse pour la folie de mon père, et s’il le voyait souvent depuis
un an, c’était moins pour le raisonner que pour côtoyer son audace, sa jeunesse
et ses turbulentes amours. Ce jour-là, pourtant, la visite du fakkak avait quelque chose de solennel. Il était redevenu le dignitaire religieux que
l’on connaissait, ses yeux aux paupières craquelées se voulaient sévères, ses
propos étaient le fruit de son long commerce avec l’adversité.
    « Toute ma vie, j’ai côtoyé des captifs qui
ne rêvaient que de liberté, et je ne puis comprendre qu’un homme libre et sain
d’esprit choisisse de plein gré la captivité. »
    Ce fut le vieux Saad qui répondit le
premier : « Si nous partons tous, l’islam sera extirpé à jamais de
cette terre, et lorsque les Turcs arriveront, par la grâce de Dieu, pour
croiser le fer avec les Roum, nous ne serons plus là pour leur prêter
main-forte. »
    La voix sentencieuse d’Astaghfirullah imposa
silence au jardinier :
    « Demeurer dans un pays conquis par les
infidèles est interdit par la religion, comme est interdite la consommation des
animaux morts, du sang, de la chair de porc, comme est interdit l’homicide. »
    Il ajouta, posant lourdement la main sur l’épaule
de Saad :
    « Tout musulman qui demeure à Grenade
augmente le nombre des habitants du pays des infidèles et contribue ainsi à
renforcer les ennemis de Dieu et de son Prophète. »
    Une larme coula sur la joue du vieillard, avant de
se faufiler timidement entre les poils de sa barbe :
    « Je suis trop vieux, trop malade, trop
pauvre pour me traîner sur les routes et chevaucher les mers. Le Prophète n’a-t-il
pas dit : faites ce qui est facile pour vous et ne cherchez pas
inutilement la difficulté ? »
    Hamed s’apitoya sur le sort du jardinier, et, au
risque de contrarier le cheikh, il cita d’une voix modulée un verset
réconfortant de la sourate des femmes :
    « — … à l’exception des impuissants,
hommes, femmes et enfants, qui ne disposent d’aucun moyen et devant lesquels ne
s’ouvre aucune voie, car à ceux-là il se peut que Dieu donne l’absolution, c’est
Lui le maître de l’absolution, c’est Lui le maître du pardon. »
    Saad se dépêcha d’enchaîner :
    « Il a dit vrai, Allah le
Tout-Puissant. »
    Astaghfirullah ne nia pas l’évidence :
    « Dieu est bon et sa patience est sans
limite. Il n’exige pas les mêmes choses de ceux qui peuvent et de ceux qui ne
peuvent pas. Si tu désires Lui obéir en émigrant, mais que tu ne le puisses
pas, Il saura lire dans ton cœur et te jugera sur tes intentions. Il ne te
condamnera pas à l’enfer, mais ton enfer pourrait bien être sur cette terre et
dans ce pays. Ton enfer sera l’humiliation quotidienne pour toi et pour les
femmes de ta parenté. »
    Plaquant soudain contre le sol chaud les paumes de
ses mains, il se retourna de tout son corps vers mon père, puis vers le
barbier, les regardant fixement :
    « Et toi, Mohamed ? Et toi, Hamza ?
Êtes-vous également pauvres et infirmes ? N’êtes-vous pas des notables,
des personnages bien en vue de la communauté ? Quelle excuse avez-vous
pour ne pas obéir aux préceptes de l’islam ? N’espérez nul pardon, nulle
indulgence, si vous suivez le chemin de Yahya le renégat, car le Très-Haut est
exigeant envers ceux qu’Il a comblés de ses bienfaits. »
    Les deux hommes jurèrent, non sans un extrême
embarras, qu’ils ne songeaient nullement à s’éterniser en pays infidèle, et qu’ils
voulaient seulement mettre un peu d’ordre dans leurs affaires pour partir dans
de bonnes conditions.
    « Malheur à qui brade le paradis contre des
biens terrestres ! » s’écria Astaghfirullah, tandis que le délivreur,
désireux de ne pas brusquer Mohamed, qu’il savait tendu et capable de folies, s’adressait
aux récalcitrants sur un

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