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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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ton paternel :
    « Depuis qu’elle est tombée aux mains des
infidèles, cette ville est pour chacun de nous un lieu d’infamie. C’est une
prison, et sa porte est en train de se refermer lentement. Comment ne pas
profiter de cette dernière chance pour vous échapper ? »
    Ni les imprécations du prédicateur ni les
remontrances du délivreur ne décidèrent mon père à quitter sa ville. Dès le
lendemain de la réunion, il se rendait chez Hamed pour lui demander des
nouvelles de sa bien-aimée. Salma souffrait en silence et espérait l’exil.
    « Nous vivions déjà, disait-elle, les
premières chaleurs de l’été, mais dans les jardins de Grenade les promeneurs
étaient rares et les fleurs sans éclat. Les plus belles maisons de la cité s’étaient
vidées, les échoppes des souks avaient perdu leurs étalages et le brouhaha des
rues s’était éteint, même dans les quartiers pauvres. Sur les places publiques,
les soldats castillans ne côtoyaient plus que des mendiants, car tous les
musulmans soucieux de leur honorabilité, quand ils n’étaient pas partis,
avaient honte de se livrer aux regards. »
    Et d’ajouter, d’une voix accablée :
« Quand on désobéit au Très-Haut, il vaut mieux le faire en cachette, car
c’est pécher doublement que de se pavaner avec son péché. »
    Elle le répétait sans arrêt à mon père, sans
parvenir à l’ébranler.
    « Les seuls yeux qui m’observent dans les
rues de Grenade sont ceux des gens qui ne sont pas partis. Quels reproches
oseraient-ils me faire ? »
    D’ailleurs, assurait-il, son vœu le plus cher
était de s’éloigner de cette ville où son honneur d’homme avait été
bafoué ; mais il ne fuirait pas comme un chacal. Il partirait le front
haut et le regard dédaigneux.
    Bientôt arriva dhoul-qaada, l’avant-dernier
mois de l’année, et ce fut au tour de Hamza de prendre la route : pressé
par sa vieille mère l’accoucheuse, qui l’assaillait de ses lamentations, l’accusant
de vouloir entraîner tous les siens vers la Géhenne, il partit sans vendre ses
terres, se promettant de revenir seul dans quelques mois en quête d’un
acheteur. Pour Astaghfirullah aussi, l’heure de l’exil avait sonné. Il n’emporta
avec lui ni or ni habits d’apparat, seulement un Coran et des provisions pour
la route.
    « Puis vint le mois de dhoul-hijja, le
ciel se fit plus nuageux et les nuits plus fraîches. Ton père s’obstinait
encore, passant ses journées entre le délivreur et le Génois, revenant le soir
abattu ou surexcité, soucieux ou rasséréné, mais toujours sans un mot
concernant le départ. Puis, soudain, à moins de deux semaines de l’année
nouvelle, il fut pris d’une fébrilité déroutante : il voulait partir à l’instant,
il lui fallait atteindre Almeria avant trois jours. Pourquoi Almeria ? N’y
avait-il pas des ports plus proches, tel Adra, par lequel s’était embarqué
Boabdil, ou La Rabita, ou Salobreña, ou Almuñecar ? Non, il fallait que ce
soit Almeria, et il fallait y arriver dans les trois jours. La veille du
départ, Hamed vint nous souhaiter bonne route, et je compris qu’il n’était pas
étranger à l’exaltation de Mohamed. Je lui demandai s’il émigrait lui aussi.
« Non, me répondit-il avec un sourire, je ne partirai qu’après la
libération du dernier captif musulman. »
    Salma insista :
    « Tu risques de rester longtemps encore en
pays infidèle ! »
    Le délivreur eut un sourire énigmatique mais non
dénué de mélancolie :
    « Il faut parfois désobéir au Très-Haut pour
mieux lui obéir, marmonna-t-il, comme s’il ne parlait qu’à lui-même – ou
peut-être directement à son Créateur. »
    Nous partîmes le lendemain avant la prière de l’aube,
mon père à cheval, ma mère et moi sur une mule, nos bagages entassés sur cinq
autres bêtes. Vers la porte de Najd, au sud de la ville, nous rejoignîmes
quelques dizaines d’autres voyageurs avec lesquels nous fîmes route pour mieux
assurer notre sécurité. Les bandits étaient nombreux dans le voisinage de la
ville et dans les passages montagneux, car nul n’ignorait que des richesses
considérables étaient sans cesse convoyées vers la côte.
     
    *
     
    À mes yeux d’enfant, l’extrême confusion qui
régnait dans le port d’Almeria laissa un souvenir inoubliable. Bien des gens s’étaient,
comme nous, avisés de partir au dernier moment, et ils se pressaient pour
prendre d’assaut la moindre

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