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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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n’était pas sans raison, puisque la passion débridée de mon père
allait bientôt nous mener tous au bord de la déchéance.
    Mohamed le peseur, si serein, et tout à coup si
indomptable ! Il m’est arrivé de le perdre dans ma jeunesse, pour le
retrouver dans mon âge mûr, quand il n’était plus là. Et j’ai dû attendre mes
premiers cheveux blancs, mes premiers regrets, avant de me convaincre que tout
homme, y compris mon père, avait le droit de faire fausse route s’il croyait poursuivre
le bonheur. Dès lors je me suis mis à chérir ses errements, comme j’espère que
tu chériras les miens, mon fils. Je te souhaite même de t’égarer parfois à ton
tour. Et je te souhaite d’aimer, comme lui, jusqu’à la tyrannie, et de rester
longtemps disponible aux nobles tentations de la vie.

L’ANNÉE DES HÔTELLERIES

900 de l’hégire (2 octobre
1494 – 20 septembre 1495)
     
    Avant Fès, je n’avais jamais mis les pieds dans
une ville, jamais observé ce grouillement affairé des ruelles, jamais senti sur
mon visage ce souffle puissant comme le vent du large, mais lourd de cris et d’odeurs.
Certes, je suis né à Grenade, majestueuse capitale du royaume d’Andalousie,
mais il était bien tard dans le siècle et je ne l’ai connue qu’agonisante,
vidée de ses hommes et de son âme, humiliée, éteinte, et lorsque j’ai quitté
notre faubourg d’Albaicin il n’était plus pour les miens qu’un vaste
baraquement hostile et délabré.
    Fès, c’était autre chose, et j’ai eu ma jeunesse
entière pour l’apprendre. De notre première rencontre, cette année-là, il ne me
reste que des souvenirs embrumés. Je m’étais approché de la cité à dos de mule,
lamentable conquérant à moitié endormi, soutenu d’une main ferme par mon père,
car toutes les routes étaient en pente, parfois si raide que la monture n’avançait
plus que d’un pas instable et hésitant. À chaque secousse, je me redressais,
avant de m’assoupir à nouveau. Soudain, la voix paternelle retentit :
    « Hassan, réveille-toi si tu veux voir ta
ville ! »
    Sortant de ma torpeur, je me rendis compte que
notre petit convoi était déjà au pied d’une enceinte couleur de sable, haute et
massive, hérissée d’innombrables merlons pointus et menaçants. Une pièce
glissée dans la main d’un gabeleur nous fit franchir une porte. Nous étions
dans les murs.
    « Regarde », insistait Mohamed.
    Tout autour de Fès s’alignaient à perte de vue des
collines incrustées d’innombrables maisons de brique et de pierre, souvent
ornées, comme à Grenade, de carreaux de faïence.
    « Là-bas, dans cette plaine traversée par l’oued,
c’est le cœur de la cité. À gauche, la rive des Andalous, fondée il y a des
siècles par des émigrés de Cordoue ; à droite, la rive des gens de
Kairouan, avec, au milieu, la mosquée et l’école des Karaouiyines, ce vaste
bâtiment aux tuiles vertes, où, si Dieu l’agrée, tu recevras l’enseignement des
ulémas. »
    Je n’écoutai que d’une oreille distraite ces
doctes explications, car ce fut surtout le spectacle des toits qui m’emplit
alors le regard : en cet après-midi d’automne, le soleil était adouci par
d’obèses nuages, et partout des milliers de citadins étaient assis comme sur
des terrasses, en train de deviser, de crier, de boire, de rire, toutes leurs
voix se fondant en un immense brouhaha. Autour d’eux, pendus ou étalés, des
linges de riches et de pauvres frémissaient à chaque brise, comme la voilure d’un
même navire.
    Une rumeur grisante, un vaisseau qui vogue de
tempête en tempête et qui, parfois, fait naufrage, n’est-ce pas cela, une
ville ? Dans mon adolescence, il m’arriva souvent de passer des journées
entières devant ce paysage, à rêvasser sans bride. Le jour de mon entrée à Fès,
ce ne fut qu’un ravissement passager. Le trajet depuis Melilla m’avait épuisé,
et j’avais hâte d’atteindre la maison de Khâli. Je n’avais certes gardé aucun
souvenir de mon oncle, émigré en Berbérie lorsque j’avais un an, ni de ma
grand-mère, partie avec lui, l’aîné de ses fils. Mais j’étais sûr que leur
accueil chaleureux nous ferait oublier les affres de la route.
    Chaleureux, il le fut, pour Salma et pour moi.
Tandis qu’elle disparaissait corps et biens sous les voiles déployés de sa
mère, je me retrouvai dans les bras de Khâli, qui me contempla longuement sans
mot dire avant d’apposer sur

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