Léon l'Africain
pourtant,
leur roi Ferdinand lui-même a du sang juif, de même que Torquemada l’inquisiteur.
Que les flammes de l’Enfer les poursuivent jusqu’à la fin des
temps ! »
Sarah ne regrettait donc nullement de s’être
enfuie avec les siens au Portugal, même si elle s’était rapidement rendu compte
que seuls les juifs riches pouvaient y élire domicile, et à la condition encore
d’asperger d’or le roi et ses conseillers. Quant aux gens modestes, ils
allaient bientôt devoir choisir, comme en Castille, entre la conversion et le
départ.
« Je me suis donc dépêchée de prendre la mer
pour Tétouan, où j’ai passé quelques mois ; puis je suis venue à Fès avec
ma fille aînée et mon gendre, qui compte s’établir ici auprès d’un oncle
bijoutier. Ma seconde fille et son mari sont allés, comme la plupart des
nôtres, au pays du Grand Turc, notre protecteur. Que le Très-Haut prolonge sa
vie et lui donne la victoire sur nos ennemis !
— C’est ce que nous espérons tous, approuva
ma mère. Si Dieu a la bonté de nous redonner un jour notre pays, le Turc sera
Son bras. »
Pour Salma, la revanche sur les Castillans était
certes un vœu des plus chers. Mais ce qui accaparait pour l’heure ses pensées
était moins le sort de Grenade que celui de son propre foyer. Si elle montrait
tant de joie à retrouver Sarah, c’est qu’elle se rappelait avec quel succès
elle l’avait aidée à récupérer Mohamed quand il avait failli lui échapper peu
avant ma naissance. Cette fois, un élixir ne suffirait pas ; Salma tenait
à consulter les devins, et comme sa mère, gravement malade, ne pouvait l’accompagner,
elle comptait sur la présence rassurante de la Bariolée.
« Comment se porte ton cousin ?
interrogea celle-ci.
— Comme Dieu l’autorise à se
porter ! »
L’ambiguïté de la formule n’échappa évidemment pas
à la juive. Elle posa sa main sur le bras de ma mère. L’une et l’autre me
regardèrent en même temps du coin de l’œil, s’éloignèrent d’un pas et
engagèrent, à voix basse, une conversation dont je ne saisis que des bribes.
Dans la bouche de Salma revinrent plusieurs fois les mots de « Roumiyya »
et de « sorcellerie », peut-être aussi de « drogue » ;
la juive se montra attentive et rassurante.
Les deux femmes se donnèrent rendez-vous au même
endroit le surlendemain pour commencer la tournée des devins. Je le sus ce
jour-là, car ma mère avait décidé que je l’accompagnerais. Peut-être ne
voulait-elle pas me laisser aux mains de Warda. Peut-être estimait-elle plus
convenable, aux yeux de mon père comme des voisins, de se déplacer avec un
enfant, gage vivant de l’honnêteté de ses allées et venues. Pour moi, ce fut en
tout cas, à l’âge de sept ans, une expérience aussi merveilleuse qu’inattendue.
Et par moments angoissante, je dois le reconnaître.
Notre première visite fut pour une voyante appelée
Oum-Bassar. On disait que le sultan de Fès la consultait à chaque nouvelle
lune, et qu’elle avait jeté un sort à un émir qui le menaçait, le frappant de
cécité. En dépit de sa renommée, elle habitait une maison aussi modeste que la
nôtre, située dans le souk des parfumeurs, au fond d’une étroite galerie à
arcades. Il nous suffit d’écarter une tenture pour y entrer. Une servante noire
nous fit asseoir dans une petite pièce, avant de nous conduire, au bout d’un
sombre couloir, dans une salle légèrement plus grande. Oum-Bassar était assise
sur un immense coussin vert, les cheveux couverts d’une écharpe de même
couleur, ourlée de fils dorés, avec derrière le dos une tenture murale
représentant les vingt-huit tabernacles de la lune et devant elle une table
basse sur laquelle était posée une terrine vernissée.
Ma mère s’assit en face de la devineresse et lui
exposa à mi-voix ce qui l’amenait. Sarah et moi étions restés en arrière,
debout. Oum-Bassar versa de l’eau dans le récipient et y ajouta une goutte d’huile,
sur laquelle elle souffla trois fois. Elle récita quelques formules
incompréhensibles, puis elle plongea son regard dans la terrine en disant d’une
voix caverneuse :
« Les djinns sont là, les uns arrivent par
voie de terre, les autres par la mer. »
Soudain, elle se tourna vers moi et me fit
signe :
« Viens plus près ! »
Méfiant, je ne bougeai pas.
« Viens, n’aie pas peur ! »
Ma mère me rassura du regard. Je m’approchai
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