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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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parlent que d’une voix aiguë et, dans leurs journées, filent la
laine. Les gens de Fès ne les voient qu’au moment des funérailles, car il est
de coutume de les engager aux côtés des pleureuses pour ajouter à la
désolation. Il faut savoir que chacun de ces êtres a un concubin et se comporte
avec lui exactement comme une femme avec son mari. Puisse le Très-Haut nous
guider hors des chemins de travers !
    Bien plus dangereux sont les hors-la-loi qui
infestent ces mêmes hôtelleries. Tueurs, brigands, contrebandiers, souteneurs,
agents de tous les vices s’y sentent en sécurité, comme dans un territoire
extérieur au royaume, y organisant à leur aise le trafic du vin, les fumeries
de kif et la prostitution, s’y acoquinant pour perpétrer leurs méfaits. Je me
suis longtemps demandé pourquoi la police de Fès, si prompte à sanctionner l’avidité
d’un commerçant et la faim d’un voleur de pain, n’intervient jamais en ces
lieux pour se saisir des malfrats et mettre un terme à des agissements qui
déplaisent à Dieu autant qu’aux hommes. Il ne m’a pas fallu beaucoup d’années
pour trouver la réponse : chaque fois que l’armée du sultan partait en
campagne, ces hôteliers étaient tenus de lui fournir gratuitement tout le
personnel nécessaire à la cuisine des soldats. En échange de cette
participation à l’effort militaire, le souverain les laissait faire ce que bon
leur semblait. Il est vrai que dans toute guerre ordre et désordre sont
complices.
    Pour être sûrs de ne pas nous retrouver dans l’un
de ces lieux malfamés, nous devions chercher une hôtellerie dans le voisinage
de la mosquée des Karaouiyines. C’est là que s’installent les riches
commerçants de passage. Bien que le prix des chambres y soit plus élevé qu’ailleurs,
ces établissements ne désemplissent pas ; leurs clients les envahissent
par caravanes entières. Le soir de notre arrivée, il nous fallut donc bien de
la chance pour trouver un logement dans un établissement tenu par un immigré
grenadin. Il envoya un de ses esclaves nous acheter au marché de la Fumée des
petits poissons frits, des beignets à la viande, des olives et quelques grappes
de raisin. Il nous posa également sur le pas de la porte une gargoulette d’eau
fraîche pour la nuit.
    Au lieu de quelques jours, nous restâmes près de
six semaines dans cette auberge, jusqu’au moment où le tenancier lui-même nous
trouva, non loin du marché aux fleurs, au fond d’une impasse, une maison
étroite, la moitié de celle que nous avions à Grenade, dont la porte d’entrée
était basse et quelque peu sordide, d’autant plus qu’on ne pouvait y accéder
sans patauger dans une mare de boue. En nous la proposant, il nous expliqua qu’elle
était habitée par un marchand andalou qui avait décidé d’aller s’installer à Constantinople-la-Grande
pour y développer son activité. Mais la réalité était bien différente, comme
les voisins allaient se dépêcher de nous l’apprendre : notre prédécesseur,
constamment alité, incapable d’exercer son commerce, n’ayant pas connu tout au
long des trois années qu’il avait passées à Fès un seul jour de bonheur, était
tout simplement retourné à Grenade. Deux de ses enfants avaient succombé à la
peste et son fils aîné avait contracté, disait-on, une maladie honteuse, celle
qu’on appelle « les boutons ». À notre arrivée, tout Fès vivait dans
la hantise de ce mal ; il se répandait si vite qu’aucun homme ne semblait
devoir y échapper. Les premiers temps, on isolait les personnes qui en étaient
atteintes dans des habitations à part, comme les lépreux, mais bien vite leur
nombre fut si grand qu’on dut les ramener au sein de leurs familles. La ville
tout entière devenait un immense quartier infesté, aucune médecine ne s’avérait
efficace.
    À peine moins meurtrière que le mal était la
rumeur qui l’entourait. Les gens de la ville chuchotaient qu’il ne s’était
jamais manifesté chez eux avant l’arrivée des Andalous. Ceux-ci se défendaient
en clamant que « les boutons » avaient été répandus, sans doute
aucun, par les juifs et leurs femmes ; qui, à leur tour, accusaient les
Castillans, les Portugais, parfois même les marins génois ou vénitiens. En
Italie, ce même fléau est appelé le mal français.
     
    *
     
    Cette année-là, je crois que c’était au printemps,
mon père se mit à me parler de Grenade. Il le ferait souvent

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