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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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à l’avenir, me
retenant des heures à ses côtés, sans toujours me regarder, sans toujours
savoir si j’écoutais, si je comprenais, si je connaissais les personnages et
les lieux. Il s’asseyait en tailleur, son visage s’illuminait, sa voix se
modulait, ses fatigues et ses colères s’estompaient. Pour quelques minutes ou
quelques heures, il devenait conteur. Il n’était plus à Fès, surtout pas dans
ces murs qui exhalaient la pestilence et la moisissure. Il voyageait dans sa
mémoire et n’en revenait qu’à regret.
    Salma le regardait avec compassion, avec
inquiétude, parfois avec frayeur. Dans son attitude, elle ne décelait ni le mal
du pays, ni le reflet des difficultés de sa vie d’émigré. Pour elle, mon père
avait cessé d’être lui-même depuis le jour où Warda était partie, et le retour
de la concubine n’avait rien arrangé. Ces yeux absents, cette voix empruntée,
cette attirance envers le pays des Roum, ces obsessions qui le faisaient
agir contre toute sagesse laissaient supposer que Mohamed était sous l’effet d’un
enchantement. Elle tenait à l’en délivrer, même si elle devait consulter un à
un tous les devins de Fès.

L’ANNÉE DES DEVINS

901 de l’hégire (21 septembre
1495 – 8 septembre 1496)
     
    Les honnêtes femmes de Fès, quand elles doivent
traverser le marché aux fleurs, pressent le pas, s’enveloppent un peu plus dans
leurs voiles et jettent à gauche et à droite des regards de bête traquée ;
car, si la fréquentation du myrte ou du narcisse n’a, en soi, rien de
répréhensible, nul n’ignore la curieuse coutume qu’ont les Fassi de s’entourer
de fleurs, plantées ou cueillies, chaque fois qu’ils s’adonnent aux plaisirs
défendus de l’alcool. Pour certains dévots, acheter un bouquet parfumé devenait
à peine moins coupable que se procurer une carafe de vin, et les fleuristes ne valaient
pas mieux, à leurs yeux, que les taverniers, d’autant qu’ils étaient souvent,
les uns comme les autres, andalous, prospères et libertins.
    Salma elle-même ne manquait pas de modifier sa
démarche dès qu’elle passait par la place carrée où se trouve le marché aux
fleurs, moins par bigoterie que par un légitime souci de respectabilité. J’avais
fini par remarquer son comportement, et par m’en amuser comme d’un nouveau jeu
quand, trottinant à ses côtés, je feignais de la défier à une course.
    Un jour de cette année-là, alors que nous
traversions la place, ma mère accéléra la cadence. Riant aux éclats, je me mis
à courir. Mais au lieu de me retenir, ce qu’elle faisait d’habitude, elle se
mit à cavaler à son tour, de plus en plus vite. Comme je ne parvenais plus à la
suivre, elle se retourna un instant, me porta dans ses bras et reprit sa course
de plus belle, hurlant, trop près de mon oreille, un mot que je ne saisissais
pas. C’est seulement quand elle s’arrêta, à l’autre bout de la place, que je
compris enfin la raison de sa hâte et le nom qu’elle criait : Sarah !
    Sarah-la-Bariolée. J’entendais souvent encore
parler de la juive, mais ses traits ne me disaient plus rien.
    « C’est Dieu lui-même qui t’envoie dans cette
contrée », haleta Salma en la rejoignant.
    Sarah arbora une moue amusée :
    « C’est ce que répète sans arrêt notre
rabbin. Moi-même, je n’en suis pas si sûre. »
    Tout en elle me paraissait curieux, ses habits de
toutes les couleurs, son rire en cascade, ses dents en or, ses volumineuses
boucles d’oreilles, sans oublier le parfum étouffant que je reçus en pleines
narines quand elle me serra contre son buste. Pendant que je la dévisageais
sans vergogne, elle se mit à raconter avec mille gestes et mille éclats de voix
ce qu’elle avait connu depuis qu’elle avait quitté, peu avant nous, le faubourg
d’Albaicin.
    « Chaque jour, je remercie le Créateur de m’avoir
guidée vers l’exil, car ceux qui ont opté pour le baptême sont maintenant
victimes des pires persécutions. Sept de mes cousins sont en prison, une nièce
a été brûlée vive avec son mari, accusés d’être demeurés juifs en
secret. »
    Elle me déposa à terre avant de poursuivre, un ton
plus bas :
    « Tous les convertis sont soupçonnés de
judaïser ; aucun Espagnol ne peut échapper à l’Inquisition tant qu’il n’a
pas prouvé qu’il a « le sang pur », c’est-à-dire qu’il n’a dans son
ascendance, aussi loin qu’il remonte, aucun juif ni aucun Maure. Et

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