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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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d’un
pas craintif.
    « Penche-toi au-dessus de la
table ! » Le spectacle était, je l’avoue, assez étonnant. Les reflets
dansants des gouttelettes d’huile sur la face polie de l’amphore donnaient une
illusion de mouvement incessant. En y attachant le regard pendant quelques
secondes, et en laissant courir son imagination, on pouvait observer toutes
sortes d’êtres et d’objets.
    « Tu as vu ces djinns qui s’agitent ?
    — Oui », répondis-je évidemment.
    J’aurais dit oui quelle que soit la question, mais
ma mère était tout oreilles. Pour le but qu’elle s’était fixé, pour le prix qu’elle
payait, elle ne voulait pas être déçue. Sur ordre d’Oum-Bassar, je revins à ma
place. La devineresse resta alors quelques moments sans bouger.
    « Il faut attendre que les djinns se calment,
ils sont trop agités », expliqua-t-elle sur un ton de confidence.
    Il y eut un long moment de silence, puis elle se
mit à converser avec ses djinns. Elle leur chuchotait des questions, puis elle
se penchait au-dessus du récipient pour observer les gestes qu’ils faisaient de
la main ou de l’œil.
    « Ton cousin reviendra à toi après trois
signes », décréta-t-elle, sans préciser s’il s’agissait de trois jours,
trois semaines, trois mois ou trois ans.
    Ma mère déboursa une pièce d’or et s’en alla,
perplexe et pensive. Sur le chemin du retour, elle me demanda de ne rien dire à
personne de cette visite, pas même à mon père, sous peine de voir les djinns
grimper sur moi dans mon sommeil.
    Une semaine plus tard, nous retrouvâmes à nouveau
la Bariolée sur la place carrée, si proche de chez nous. Notre visite nous mena
cette fois vers une demeure somptueuse située non loin du palais du sultan. Le
salon où l’on nous reçut était vaste et haut, avec un plafond peint en couleurs
azur et or. Il y avait là plusieurs femmes, toutes grasses et dévoilées, qui ne
semblèrent nullement ravies de me voir. Elles devisèrent quelques mots à mon
sujet, puis l’une d’elles se releva lourdement, me prit par la main et m’installa
dans un coin écarté de la pièce en me promettant de m’amener des jouets. Je n’en
vis pas le moindre, mais je n’eus pas le temps de m’ennuyer car, au bout de
quelques minutes, Salma et Sarah vinrent me cueillir.
    Je dois dire tout de suite qu’il me fallut
attendre de longues années avant de connaître la vérité sur ce qui s’est passé
ce jour-là. Je me souviens seulement qu’en s’éloignant ma mère et la Bariolée
grommelaient sans arrêt, mais qu’entre deux éclats de colère elles échangeaient
des plaisanteries et partaient d’un rire bruyant. Je me souviens aussi d’avoir
entendu parler, dans le salon d’al-Amira, la Princesse.
    C’était un singulier personnage. Veuve d’un cousin
du sultan, versée dans toutes les sciences occultes, elle avait fondé une
étrange confrérie, uniquement formée de femmes, certaines choisies pour leurs
dons de voyance, d’autres simplement pour leur beauté. Les gens ayant une
longue expérience de la vie appellent ces femmes sahacat, car elles ont
l’habitude d’user l’une de l’autre, ce que je ne peux exprimer par un terme
plus convenable. Quand une femme vient les voir, elles lui font croire qu’elles
sont liées d’amitié avec certains démons, qu’elles divisent en plusieurs
espèces : démons rouges, démons blancs, démons noirs. Elles-mêmes changent
de voix pour faire croire que ce sont ces démons qui parlent par leurs bouches,
comme je l’ai exposé dans ma Description de l’Afrique. Ces démons
ordonnent souvent aux visiteuses, quand elles sont bien faites, de se mettre
toutes nues et d’échanger avec eux, c’est-à-dire en fait avec la Princesse et
ses acolytes, des baisers amoureux. Si la femme accepte, par sottise ou par
goût, de se prêter à ce jeu, on l’invite à faire partie de la confrérie, et on
organise un somptueux banquet en son honneur où toutes les femmes dansent
ensemble au son d’un orchestre de nègres.
    C’est à l’âge de seize ou dix-sept ans que j’appris
l’histoire de la Princesse aux démons. Alors seulement je devinai ce qui avait
fait fuir si précipitamment ma mère et Sarah.
     
    *
     
    En dépit de cette mésaventure, Salma ne voulait
nullement interrompre sa quête. Mais, pour sa visite suivante, elle se montra
plus circonspecte sur le choix du devin. C’est ainsi que nous nous rendîmes
tous les trois, quelques semaines

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