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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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avec son
entourage, recevait ses serviteurs et traitait des affaires de l’État, pendant
que des détachements de soldats venant de tous les coins du royaume, de Ronda à
Basta et de Malaga à Almeria, défilaient sans arrêt en le saluant et en lui
souhaitant santé et longue vie. Les habitants de Grenade et des villages
alentour avaient pris l’habitude de se rassembler, grands et petits, sur les
pentes de la Sabika, au pied de l’Alhambra, près du cimetière, d’où ils
pouvaient voir, au-dessus d’eux, l’interminable cérémonie. Des marchands
ambulants étaient installés à proximité, qui vendaient aussi bien des babouches
que des saucisses mirkâs, des beignets ou du sirop à l’eau de fleur d’oranger. »
    Au dixième jour de Parade, comme l’année arabe 882
se terminait, la célébration toujours discrète du Râs-as-Sana fut à peine
remarquée au milieu des festivités ininterrompues. Celles-ci allaient se
poursuivre au cours de moharram, le premier mois de l’année nouvelle, et
ma mère, qui se rendait chaque jour à la Sabika avec ses frères et ses cousins,
remarqua que le nombre des spectateurs ne faisait qu’augmenter, qu’il y avait
de plus en plus de têtes inconnues. Les ivrognes se multipliaient dans les
rues, des vols étaient commis, des rixes éclataient entre des bandes de jeunes
qui se battaient jusqu’au sang à coups de gourdin. Il y eut un mort et
plusieurs blessés, ce qui amena le muhtasib, prévôt des marchands, à
donner la police.
    C’est alors que, craignant désordres et émeutes,
le sultan se décida enfin à arrêter les festivités. Il décréta que le dernier
jour de Parade serait le 22  moharram 883, qui tombait le
25 avril de l’année du Christ 1478, ajoutant toutefois que les
réjouissances finales seraient encore plus somptueuses que celles des semaines
précédentes. Ce jour-là, dans la Sabika, les femmes des quartiers populaires s’étaient
mêlées, avec ou sans voile, aux hommes de toutes conditions. Les enfants de la
ville, dont ma mère, étaient sortis avec leurs habits neufs dès les premières
heures du matin, non sans s’être munis de quelques pièces de cuivre pour s’acheter
des figues sèches de Malaga. Attirés par la foule grossissante, des jongleurs,
des illusionnistes, des baladins, des funambules, des équilibristes, des
montreurs de singes, des mendiants, vrais ou faux aveugles, s’étaient répandus
dans tout le quartier de la Sabika ; et, comme l’on était au printemps,
des paysans promenaient avec eux des étalons, faisant saillir contre rétribution
les juments qu’on leur amenait.
    « Toute la matinée, se souvenait ma mère,
nous avions crié et tapé des mains au spectacle du jeu de la
« tabla », durant lequel les cavaliers zénètes tentaient l’un après l’autre
d’atteindre la cible de bois avec des bâtons qu’ils lançaient du haut de leur
monture au galop. Nous ne pouvions voir qui réussissait le mieux, mais la
clameur qui nous parvenait de la colline, de l’endroit appelé précisément
al-Tabla, nous désignait sans erreur possible gagnants et perdants.
    « Soudain un nuage noir apparut au-dessus de
nos têtes. Il arriva si vite que nous eûmes l’impression que le soleil s’éteignait
comme une lampe qu’un djinn aurait soufflée. Il faisait nuit à midi, et, sans
que le sultan l’eût ordonné, le jeu s’arrêta, car chacun sentait sur ses
épaules le poids du ciel.
    « Il y eut un éclair, l’éclatement de la
foudre, un autre éclair, un grondement sourd, puis des trombes d’eau qui s’abattirent
sur nous. De savoir qu’il s’agissait d’un orage plutôt que d’une sombre
malédiction, j’étais un peu moins apeurée, et, à l’instar des milliers de
personnes agglutinées dans la Sabika, je me mis à chercher un endroit pour m’abriter.
    Mon grand frère me tenait la main, ce qui me
rassurait mais me forçait aussi à courir sur une chaussée déjà boueuse.
Subitement, à quelques pas de nous, des enfants et des vieillards s’écroulèrent
et, en les piétinant, la foule s’affola. Il faisait toujours aussi sombre. Aux
cris d’effroi se mêlaient les hurlements de douleur. À mon tour je glissai, et
ma main lâcha celle de mon frère pour s’accrocher au pan d’une robe mouillée,
puis à un autre, sans jamais pouvoir réellement s’agripper. L’eau m’arrivait
déjà aux genoux, je hurlais sans doute plus fort que tous les autres.
    « À cinq ou six reprises, je

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