Léon l'Africain
Romains, qui appelaient chacun de ces plats
« nucleus » – serait-ce pour cela qu’à Grenade on donnait à ces
mêmes plats le nom de « nukl » ? Dieu seul connaît l’origine des
choses !
Tout à ses plaisirs, le sultan négligeait les
affaires du royaume, laissant ses proches amasser de véritables fortunes par
des taxes illégales et des expropriations, alors que ses soldats, ne touchant
plus leur dû, se voyaient contraints de vendre leurs habits, leurs montures et leurs
armes pour nourrir leurs familles. Dans la ville, où régnaient l’insécurité et
la crainte du lendemain, où le sort de chaque militaire était rapidement connu
et commenté, où les nouvelles des beuveries parvenaient régulièrement par les
indiscrétions des invités et des serviteurs, la seule mention du nom du sultan
ou de Soraya appelait injures et imprécations et poussait parfois les gens
jusqu’aux frontières de l’émeute. Sans avoir besoin de s’en prendre directement
à Abou-l-Hassan, ce qu’ils osaient rarement faire, certains prédicateurs du
vendredi n’avaient qu’à vilipender la corruption, la turpitude et l’impiété
pour que tous les fidèles sachent sans l’ombre d’un doute qui était visé, et s’évertuent
à lancer, à voix haute, des « Allahou akbar ! » frondeurs,
auxquels l’imam de la prière répondait parfois, faussement énigmatique :
« La main de Dieu est au-dessus de leurs mains. » Cela tout en
lançant des regards courroucés en direction de l’Alhambra.
Bien qu’il fût unanimement détesté, le sultan
avait encore dans la foule des yeux et des oreilles qui lui rapportaient ce qui
se disait, ce qui le rendait de plus en plus méfiant, brutal et injuste.
« Que de notables, que d’honnêtes citadins, se rappelait ma mère, furent
arrêtés sur la dénonciation d’un rival, ou même d’un voisin jaloux, accusés d’avoir
insulté le prince et porté atteinte à son honneur, puis promenés dans les rues
assis à l’envers sur le dos d’un âne avant d’être jetés dans un cachot ou même
décapités ! » Sous l’influence de Soraya, Abou-l-Hassan plaça sa
propre femme Fatima ainsi que ses deux fils, Mohamed, dit Bouabdillah ou
Boabdil, et Youssef, en résidence forcée dans la tour de Comares, une imposante
citadelle carrée au nord-est de l’Alhambra, face au Generalife. La maîtresse
espérait ainsi ouvrir la voie du pouvoir à ses propres fils. La cour était d’ailleurs
divisée entre les partisans de Fatima, nombreux mais discrets, et ceux de
Soraya, les seuls que le prince écoutait.
Si les gens du commun trouvaient dans le récit de
ces luttes de palais de quoi tromper l’ennui de longues soirées froides, la
conséquence la plus dramatique de l’impopularité croissante du sultan fut son
attitude à l’égard de la Castille. Puisqu’il était accusé de favoriser une Roumiyya aux dépens de sa cousine, de négliger l’armée et de mener une vie
sans gloire, Abou-l-Hassan, qui ne manquait nullement de courage physique,
résolut de croiser le fer avec les chrétiens.
Ignorant les avertissements de quelques sages
conseillers qui lui faisaient remarquer que l’Aragon avait désormais uni son
sort à celui de la Castille par le mariage de Ferdinand et d’Isabelle, et qu’il
fallait éviter de leur donner le moindre prétexte de s’attaquer au royaume
musulman, le sultan décida de mettre fin à la trêve qui régnait entre Grenade
et ses puissants voisins, en envoyant un détachement de trois cents cavaliers
grenadins prendre par surprise le château de Zahara qui avait été occupé par
les chrétiens trois quarts de siècle plus tôt.
À Grenade, la première réaction fut une explosion
de joie, et Abou-l-Hassan regagna quelque faveur auprès de ses sujets. Mais,
très vite, beaucoup commencèrent à se demander si, en engageant le royaume dans
une guerre à l’issue pour le moins incertaine, le sultan ne faisait pas preuve
d’une légèreté criminelle. La suite des événements allait leur donner
raison : les Castillans ripostèrent en s’emparant de la forteresse la plus
puissante de la partie occidentale du royaume, Alhama, pourtant construite sur
un piton rocheux. Et les efforts désespérés du sultan pour la reprendre furent
vains.
Une grande guerre était en cours, que les
musulmans ne pouvaient gagner, mais qu’ils auraient pu, sinon éviter, du moins
retarder. Elle allait durer dix ans et se terminer de la manière la
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