Léon l'Africain
du
jour, si les victimes jonchaient toujours le sol luisant, le tueur était loin.
« C’était la juste punition des crimes de
Grenade », disait ma mère, avec la monotonie des phrases définitives.
« Dieu voulait montrer Sa puissance à nulle autre pareille et punir l’arrogance
des gouvernants, leur corruption, leur injustice et leur dépravation. Il tenait
à nous prévenir de ce qui allait s’abattre sur nous si nous persistions dans la
voie de l’impiété, mais les yeux et les cœurs sont restés clos. »
Le lendemain du drame, tous les habitants de la
ville s’étaient persuadés que le premier responsable de ce malheur, l’homme qui
avait attiré sur eux la colère divine, n’était autre que l’arrogant, le
corrompu, l’injuste, le dépravé Abou-l-Hassan Ali, fils de Saad le Nasride,
vingt et unième et avant-dernier sultan de Grenade, que le Très-Haut efface son
nom de toutes les mémoires !
Pour monter sur le trône, il avait renversé et
emprisonné son propre père. Pour consolider son pouvoir, il avait fait trancher
la tête des fils des plus nobles familles du royaume, parmi lesquels les
valeureux Abencérages. Pourtant, aux yeux de ma mère, le crime impardonnable du
sultan était d’avoir délaissé sa femme libre, sa cousine Fatima, fille de
Mohamed-le-Gaucher, pour une captive chrétienne appelée Isabel de Solis, qu’il
avait nommée Soraya.
« On raconte, disait-elle, que le sultan rassembla
un matin les membres de son entourage dans la cour des Myrtes pour qu’ils
assistent au bain de cette Roumiyya. » Ma mère était horrifiée d’avoir
à rapporter une telle impiété. « Dieu me pardonne ! balbutiait-elle
en regardant vers le ciel ; Dieu me pardonne ! » répétait-elle,
car elle avait bien l’intention de poursuivre son récit : « Une fois
le bain terminé, le prince invita chacun à boire un petit bol de l’eau dont
Soraya venait de sortir, et tous de s’extasier, en prose comme en vers, sur le
goût merveilleux que ce liquide avait acquis. Tous, sauf le vizir Abou-l-Kassem
Venegas qui, loin de se pencher vers la piscine, resta dignement à sa place.
Une attitude qui n’échappa pas au sultan, qui lui en demanda la raison.
« Majesté, répondit Aboul-l-Kassem, je crains qu’en goûtant à la sauce je
n’aie soudaine envie du perdreau. » Dieu me pardonne ! »
répétait encore ma mère, sans chercher à réprimer son rire.
J’ai entendu cette anecdote à propos de plusieurs
personnages du pays del’ Andalous, et je ne sais, à vrai dire,
auquel il faut l’attribuer ; mais à Grenade, au lendemain de la maudite
Parade, chacun cherchait dans la vie dissolue du maître de l’Alhambra l’incident
qui avait pu excéder le Très-Haut, et c’était à qui trouverait l’explication
définitive, qui n’était souvent qu’un vers, une boutade, ou même une parabole
ancienne agrémentée au goût du jour.
Plus inquiétante que ces bavardages fut la
réaction du sultan lui-même aux calamités qui s’abattaient sur sa capitale.
Loin de voir dans l’inondation dévastatrice un avertissement du Très-Haut, il
en tira la conclusion que les plaisirs de ce monde étaient éphémères, que la
vie s’échappait et qu’il s’agissait de profiter intensément de chaque instant.
C’était peut-être là la sagesse d’un poète, certainement pas celle d’un prince
qui avait atteint la cinquantaine et dont le royaume était menacé.
Il s’adonna donc aux plaisirs, malgré les
fréquentes mises en garde de son médecin Ishak Hamon. Il se couvrit de belles
esclaves et s’entoura de poètes aux mœurs douteuses, des poètes qui sculptaient
vers après vers les formes des danseuses nues et des éphèbes élancés, qui
comparaient le haschisch à l’émeraude et son odeur à l’encens, qui, nuit après
nuit, chantaient inlassablement le vin, rouge ou jaune, vieilli et toujours
frais. Une immense coupe d’or passait de main en main, de lèvre en lèvre, et
celui qui la vidait était fier d’appeler l’échanson pour qu’il la lui remplisse
à nouveau jusqu’au bord. Devant les convives se pressaient d’innombrables
petits plats, amandes, pignons et noix, fruits secs et frais, artichauts et
fèves, confitures et pâtisseries, dont on ne sait s’ils servaient à calmer la
faim ou à attiser la soif. J’ai appris plus tard, lors de mon long séjour à
Rome, que cette habitude de grignoter en s’enivrant se pratiquait déjà chez les
anciens
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