Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
Vom Netzwerk:
t’offusquer ? »
    Mon large sourire l’encouragea à poursuivre.
    « Quand on vit dans une ville, on consent à
mettre de côté toute dignité, tout amour-propre, en échange de la protection d’un
sultan qui la fait payer cher même quand il n’est plus capable de l’exercer.
Quand on vit loin des villes, mais dans les plaines et les collines, on échappe
au sultan, à ses soldats et à ses percepteurs ; cependant on est à la
merci des tribus de pillards nomades, arabes et parfois même berbères, qui
infestent le pays, et jamais on ne peut élever un mur sans craindre de le voir
bientôt démoli. Quand on vit dans un lieu inaccessible, mais loin des routes,
on est, certes à l’abri de l’asservissement comme du pillage ; toutefois,
n’ayant aucun échange avec d’autres contrées, on finit par vivre comme des
bêtes, ignorant, démuni et effarouché. »
    Il m’offrit une coupe de vin, que je refusai
poliment. Il en prit une lui-même, et avala une gorgée avant de
continuer :
    « Nous seuls sommes privilégiés : nous
voyons passer par nos villages des gens de Fès, de Numidie, du pays des Noirs,
commerçants, dignitaires, étudiants ou ulémas ; ils nous apportent chacun
une pièce d’or ou un vêtement, un livre à lire et à recopier, ou seulement un
récit, une anecdote, un mot ; nous accumulons ainsi, au fil des caravanes,
richesse et savoir, à l’abri de ces montagnes inaccessibles que nous partageons
avec les aigles, les corneilles et les lions, nos compagnons de dignité. »
    Je rapportai ces propos à mon oncle, qui soupira
sans rien dire puis leva les yeux vers le haut. Je ne sais si c’était pour s’en
remettre au Créateur ou pour observer le vol d’un oiseau de proie.
    Notre étape suivante fut dans les monts du Ziz,
ainsi appelés parce qu’une rivière de ce nom y prend sa source. Les habitants
de cette région appartiennent à une tribu berbère fort redoutable, les Zanaga.
Ce sont des hommes robustes ; ils portent une tunique de laine à même la
peau et enroulent autour de leurs jambes des chiffons qui leur servent de
chausses ; été comme hiver, ils vont tête nue. Je ne peux toutefois
décrire ces gens sans évoquer une chose incroyable que l’on voit chez eux, et
qui me semble relever du miracle : une énorme quantité de serpents
circulent entre les maisons, aussi doux et familiers que des chats ou des
petits chiens. Lorsque quelqu’un se met à manger, les serpents se rassemblent
autour de lui pour se saisir des miettes de pain et des autres aliments qu’il
leur laisse.
    Durant la troisième semaine de notre voyage, nous
dévalâmes les monts du Zir, à travers d’innombrables palmeraies aux fruits
tendres et exquis, en direction de la plaine où se trouve Segelmesse. Ou
plutôt, devrais-je dire, où se trouvait cette ville si admirée des voyageurs
des temps passés. On disait qu’elle avait été fondée par Alexandre le Grand
lui-même, que sa grand-rue était longue d’une demi-journée de marche, que
chacune de ses maisons était entourée d’un jardin et d’un verger, qu’elle
possédait de prestigieuses mosquées et des médersas renommées.
    De ses murailles, autrefois si hautes, il ne reste
plus que quelques pans à moitié écroulés et envahis par l’herbe et la mousse.
De ses habitants, il ne reste plus que des clans ennemis installés chacun avec
son chef dans un village fortifié proche des ruines de l’ancienne Segelmesse.
Leur principal souci est de rendre la vie dure au clan qui réside dans le
village voisin. Ils se montrent impitoyables les uns envers les autres, allant
jusqu’à détruire les canalisations d’eau, couper les palmiers au ras du sol,
inciter les tribus nomades à dévaster les terres et les maisons de leurs adversaires,
si bien qu’ils me paraissent mériter leur sort.
    Nous avions prévu de rester trois jours sur le
territoire de Segelmesse, pour reposer hommes et montures, acheter quelques
vivres, réparer quelques ustensiles ; il était écrit que nous resterions
plusieurs mois, car, le lendemain même de notre arrivée, mon oncle tomba
malade. Il lui arrivait de frissonner dans la journée, alors que la chaleur
était étouffante, de suer de tous ses pores dans la nuit, alors qu’il faisait
aussi froid que dans les hautes montagnes. Un marchand juif de la caravane,
fort versé en médecine, diagnostiqua une fièvre quarte, qui semblait punir le
refus de Khâli de sacrifier à la coutume dansante

Weitere Kostenlose Bücher