Les 186 marches
colis. Un quart d’heure de casse-croûte et les paquets numérotés sont remis au chef de block. Ce n’est pas possible de les conserver avec nous, car l’immense majorité n’a rien reçu. Ils n’ont que les yeux démesurément ouverts, pour nous voir manger une fois à satiété. Il est pénible de manger ainsi, plusieurs centaines de paires d’yeux braqués sur vous, yeux d’affamés, qui tueraient pour manger. Le lendemain, dans la matinée, même joie, même supplice. Après l’appel, encore. Le reste des colis nous sera rendu demain matin car il y en a pour les Italiens (un petit colis de deux kilos pour cinq).
– Nous avons des nouilles, des pois cassés, du cacao que nous ne pouvons pas faire cuire, de la margarine en boîte, des conserves « de singe ». Il faut faire durer le plus longtemps possible, mais c’est impossible de le garder dans les poches. La chasse s’organise. Un coup de rasoir, la boîte est partie. Le voleur est repris par une douzaine de bras, la boîte a changé de propriétaire et la course continue (comme des poules autour d’un ver de terre), jusqu’à ce qu’un groupe la mette définitivement en sûreté. Sur la proposition de Valley, du camp I, nous rassemblons les nouilles et les pois cassés dans un sac de toile, des camarades espagnols les feront cuire et nous aurons une soupe délicieuse.
LA FIN
Louis HAEFLIGER, jusqu’à ce mois d’avril 1945, a été un être transparent, sans ambition. Petit employé de banque à Zurich, la Croix-Rouge lui offre le moyen de se réaliser. Grand, sec, l’œil noir à l’abri de lunettes sans élégance, il avoue ne trop rien comprendre aux subtilités de la diplomatie, de la politique ou même de l’art militaire. Ce qu’il sait en partant pour Mauthausen, à la tête de dix-neuf camions blancs, frappés de la croix rouge, c’est qu’il doit réussir là où ses camarades de Genève ont échoué :
– Ce ne doit tout de même pas être sorcier de pénétrer et de s’installer dans un camp de concentration ! Surtout en ces jours de débâcle.
Louis Haefliger n’a rien d’un héros, mais il étonne déjà ses camarades par sa farouche détermination… Bien ? sûr, il utilise à tort et à travers le sésame « Croix-Rouge », bien sûr, son autorité toute neuve est un peu trop ostentatoire. Qu’importe, c’est un « battant » qui roule vers Mauthausen.
– Le (1) convoi se dirige vers Linz – qui vient d’être sévèrement bombardé – et parcourt les rues éventrées par les bombes. Les chauffeurs canadiens et suisses doivent faire de l’acrobatie. Nous passons la nuit à Saint-Georgen, à environ 18 kilomètres de Linz. Le lendemain matin, la colonne se dirige vers Mauthausen. Le lieutenant Hoppeler nous attend à mi-chemin et prend le commandement de la colonne. Dès l’entrée dans le camp, il fait décharger les colis ; pendant ce temps, nous nous rendons auprès du commandant du camp Ziereis, qui a le grade de Standartenführer. C’est un homme d’une quarantaine d’années, d’aspect énergique mais inquiétant, dont la commissure des lèvres est agitée d’un léger tremblement. Des officiers S. S. apparaissent. Nous lui expliquons qu’aux termes des accords du président du C. I. C. R. avec le chef responsable des camps de concentration Kaltenbrunner, un délégué du C. I. C. R. doit pouvoir pénétrer dans le camp et distribuer lui-même les colis ; il doit rester dans le camp jusqu’à sa liquidation définitive. Ziereis prétend ne rien savoir de ces accords. Il déclare que ma présence est indésirable au camp. Il se plaint du manque de confiance du C. I. C. R. au sujet de la répartition des vivres par la direction du camp. Vu l’impossibilité de remplir ma mission, le chef de colonne est d’avis que je retourne en Suisse. Je m’y refuse de la façon la plus catégorique, décidé à remplir ma tâche à tout prix et à pénétrer dans le camp. J’insiste pour qu’on me laisse entrer et pour que je puisse loger dans le camp. Ziereis se déclare prêt à envoyer un télégramme à Kaltenbrunner dont la teneur serait la suivante :
– « Le C. I. C. R., dont le représentant se trouve ici, demande qu’un délégué suisse puisse pénétrer dans le camp pour y distribuer des colis. La présence de ce délégué, demandée par le C. I. C. R., n’est pas indispensable. Répondez télégraphiquement si le délégué doit être autorisé ou non à pénétrer dans
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