Les 186 marches
armés de pistolets mitrailleurs. Ziereis dégaine, pose son revolver sur la table :
– « De quoi voulez-vous discuter ? »
– La discussion qui s’engage au sujet du rapatriement des détenus est longue. Oui, Ziereis est d’accord pour « se débarrasser » des femmes occidentales et de quelques hommes qu’il désignerait lui-même. Non, il n’a pas reçu l’ordre d’autoriser la Croix-Rouge à installer un délégué dans le camp. Oui, le docteur Rubli peut rester sur place cette nuit pour examiner le médecin du camp qui souffre du typhus. Non, la colonne de camions ne peut rester dans le camp, il lui faudra revenir le lendemain matin. Oui, le docteur Rubli et le professeur Mayor, de la clinique chirurgicale de Zurich, qui l’accompagne, peuvent faire une brève visite du camp. Au cours de la visite, Ziereis voit sur l’épaule du docteur Rubli un insecte volant, une sorte de papillon inoffensif. Le commandant du camp essaie de l’attraper en s’écriant :
– « Il faut toujours éliminer celui qui nuit au peuple ! »
– Les S. S. de la suite de Ziereis se mettent en chasse et, lorsqu’ils s’emparent de l’insecte, le jettent par terre et l’écrasent de leurs bottes. En contemplant les huit S S. piétiner un pauvre papillon, les deux médecins suisses n’osent imaginer leur comportement face à un véritable « ennemi du peuple »… Au dîner, atmosphère encore plus sinistre. Le convoyeur Max Linder, un chauffeur de taxi zurichois, constatant qu’on a servi un plat différent à Ziereis, s’abstient de manger craignant que la nourriture n’ait été empoisonnée par les S. S. C’est seulement en voyant le docteur Rubli se servir, apparemment sans aucune conséquence fâcheuse, que Linder consent lui aussi à goûter le menu de Mauthausen.
– Le jour se lève sur le camp, dans un climat d’angoisse. La capacité des camions de la Croix-Rouge étant d’environ huit cents personnes, le Standartenfiihrer Ziereis a désigné sept cent cinquante femmes et soixante-sept hommes pour le rapatriement.
– Je travaillais alors au Wäschelager, dont les baraques étaient situées entre le camp central et la carrière. Au début d’avril, quelques déportées venues de Ravensbruck avaient été versées dans ce kommando. Le samedi 21 avril, dans l’après-midi, l’une de ces camarades qui avait été appelée au camp central, redescendit en nous annonçant une incroyable nouvelle : elle avait vu plusieurs camions de la Croix-Rouge internationale qui stationnaient aux environs de la kommandantur. Dans l’état de tension nerveuse où nous étions, sachant que les Alliés s’approchaient chaque jour de nous, mais n’ignorant pas que le commandant Ziereis avait reçu de Himmler l’ordre de ne nous laisser en aucun cas tomber vivants entre les mains des libérateurs, cette nouvelle nous plongea dans la stupéfaction. Je me rappelle que mon premier réflexe fut toutefois celui de la méfiance : ces camions blancs, peints d’une croix rouge, n’étaient-ils pas un leurre employé par les S. S. pour nous conduire sans résistance de notre part vers un lieu d’extermination ? Je fis part de ce soupçon à mes camarades de kommando et les incitai à demeurer vigilants.
– Le soir venu, en rentrant au camp central, je vis de mes propres yeux les camions et notai que l’on devinait, sous une fraîche couche de peinture blanche, l’inscription en français : « Ministère des Prisonniers ». Quelques instants plus tard, j’apprenais par un des responsables du comité international de Résistance du camp, que les conducteurs de camions étaient effectivement des prisonniers de guerre alliés. Déjà, dans l’après-midi, on avait alerté toutes les femmes françaises, belges, néerlandaises arrivées de Ravensbruck le mois précédent : elles devaient être emmenées le soir même par le convoi de la Croix-Rouge ; on avait aussi désigné soixante-douze prisonniers hommes, des mêmes nationalités, pour occuper les places demeurant disponibles dans les camions.
– Nous assistâmes, vers 19 heures, au rassemblement sur l’appelplatz de ces camarades. Inutile de dire qu’ils partirent chargés de messages. A l’un d’eux, le conducteur d’un des camions avait pu glisser à mi-voix : « Nous devons revenir après ce premier convoi. »
– Le dimanche 22, on ne parla dans le camp que de cet événement inouï. Comme plusieurs responsables de
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