Les 186 marches
faut s’habiller. Les hommes, dans une folie meurtrière, se battent déjà pour essayer d’avoir les premiers des habits. Des discussions âpres s’élèvent. Les vêtements s’arrachent de main en main. Des naïfs fouillent le tas à la recherche évidemment illusoire de leurs propres affaires. Roger arrive à saisir un pull-over et l’enfile, le contact rude de la laine et de sa peau glacée lui semble d’abord une brûlure douloureuse, puis une sensation de bien-être lui succède. Vite un pantalon. La morsure cruelle du froid disparaît. Un grand bas à gauche, une socquette à droite, un gros godillot trop grand à droite, un soulier bas à gauche lui serre cruellement les orteils.
– « Loss, loss. »
– Les hommes s’alignent rapidement, obéissant machinalement. Quelques centaines de mètres : « Hait ! » La nuit tombe doucement et le groupe est maintenant éclairé par quelques lampes électriques aux environs de la gare. Les S. S., l’arme sous le bras, vont et viennent à droite et à gauche. Parmi eux un grand diable n’a pas de fusil, mais retient des deux mains les laisses de deux chiens de berger, grognant sauvagement et cherchant à s’élancer vers les déportés. Ces horribles bêtes bavant de rage et s’étranglant au bout de leur lien, semblent spécialement dressées à l’attaque de l’homme. Un déporté s’écarte des rangs, sans doute pour un besoin pressant, le S. S. avec un juron relâche un peu les courroies des chiens, les fauves s’élancent sur le fautif, grognant et mordant : un hurlement de douleur affreux. Le S. S. rattrape les chiens, mais le sang coule sur l’homme et sur la neige une tache rouge s’agrandit. Simple démonstration ! Personne n’ose bouger. Ceux qui ont un besoin s’exonèrent sur place, dans les rangs, comme le cheval du brasseur dans les brancards… et encadrés par les « seigneurs » l’arme sous le bras, le doigt sur la détente, le convoi avance dans la neige. Roger sent sa langue épaisse et sèche dans sa bouche, il ressent un goût âcre, une saveur de pétrole ou de mazout : la soif le tenaille à nouveau, et les yeux grands ouverts il croit voir une seconde cette vision qui a hanté ses nuits d’insomnie dans le train : une source jaillit dans une grotte et l’eau retombe en cascades, en gerbes irisées et il veut boire.
– « Ober Schnell ! »
– Un rauque commandement et la vision s’efface. Il ne reste que le froid, ces voies de garage d’une gare inconnue et la neige qui recouvre le sol et tombe à grands flocons. Mais la neige c’est de l’eau ! Roger se penche et ramasse une poignée blanche qu’il avale goulûment. Une brûlure de toute la bouche et l’horrible goût reparaît… La soif n’est pas calmée mais exacerbée.
– A un détour de chemin rocailleux, une jeune fille apparaît. Elle est grande, belle, brune aux yeux noirs. Ce doit être une paysanne autrichienne allant, au lever du jour, commencer son travail aux champs. Ses yeux regardent le sinistre convoi et Roger croit lire dans son regard une pitié immense, la pitié féminine, un amour maternel pour le troupeau arrivant à Totenberg, la montagne aux morts. Ce regard, Roger le connaît, c’était celui des femmes françaises, mères, épouses, sœurs, regardant au petit jour dans les rues de Compiègne partir le convoi encadré par les brutes. Il l’a surpris aussi dans les yeux d’une infirmière autrichienne à Rastad, distribuant un peu de café aux malheureux. La petite fille en haillons de Metz qui nous portait de l’eau au wagon malgré les menaces de nos gardiens l’avait aussi, ce regard. Les S. S. débouchent à leur tour au virage et la fille se détourne brusquement et s’éloigne à grands pas.
★★
–… Le train se remet en route dans la nuit. Des querelles naissent, les égoïsmes se font jour, les hommes se montrent tels qu’ils sont à nu, bons, patients, charitables, compatissants, ou mauvais, renfermés, jaloux, égoïstes, autoritaires, sournois et vindicatifs.
– Vers une heure du matin, une vive fusillade éclate et dans un grincement de freins, le train s’arrête. Dans certains wagons, il y a eu des tentatives d’évasions, découvertes aussitôt. Auront-elles réussi ? Des vociférations, des ordres gueulés dans la nuit au milieu du crépitement des armes, un temps puis le train repart et roule encore quelque temps pour s’arrêter plus loin dans une gare. Aussitôt les portes
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