Les 186 marches
« spécialité », qui par la suite devait se révéler de plus en plus populaire, fut une découverte originale du médecin-chef du camp, le S. S. Sturmbannführer Krebsbach. Par groupes de vingt, les victimes furent emmenées à l’infirmerie réservée aux S. S., dans l’enceinte extérieure du camp. On leur fit croire au préalable qu’il s’agissait de renouveler leurs pansements. On les fit entrer les uns après les autres dans la salle de pansements, et là, ils furent assis sur le « fauteuil des visites » ; ensuite, le docteur Krebsbach arrivait et se faisait un diabolique plaisir d’enfoncer une longue aiguille rapidement dans le cœur de la victime qui ne s’y attendait pas. Celle-ci mourait immédiatement. Ces malheureux furent emmenés les uns à la suite des autres, et tués de cette manière bestiale et cruelle.
– Plus tard, l’aiguille enfoncée dans le cœur devint moins populaire. On rechercha des méthodes plus humanitaires ! On administrait au préalable un narcotique que au patient, et les victimes une fois endormies, étaient assassinées au moyen d’une injection d’essence. En dehors du docteur Krebsbach, un sous-officier infirmier Sanitätsunterscharführer Otto Kleingünter de Vienne, était fréquemment chargé de cette mission, et cela lui causait une satisfaction satanique de dépêcher journellement huit ou dix détenus vers l’autre monde.
★ * ★
La porte monumentale qui commande l’ensemble de l’enceinte a été élevée en premier. Le camp est déjà devenu le camp. Et tous ces déportés « ordinaires » qui vont se succéder sur les pavés mal joints de la place d’appel jusqu’à la veille de la Libération, conservent le souvenir précis de leur arrivée à Mauthausen. Peu importe le jour. Peu importe la saison. Le rituel est immuable.
– Un choc violent ébranla le wagon roulant lentement depuis quatre jours et quatre nuits interminables, rompant le rythme régulier scandé par chaque extrémité de rail. Le choc se répercuta dans un écho prolongé, tout le long du train maudit, avec un bruit métallique, presque familier, des tampons heurtés et de crissements de freins. Quelques jurons bien français s’élevèrent dans le wagon, vite étouffés par les cris gutturaux et les ordres hurlés sur le quai par les S. S.
– Des grincements de verrou rouillé que l’on force, puis le roulement sourd de la porte du wagon (quarante hommes, huit chevaux en long) et un flot de lumière et d’air glacial, mais enfin pur, envahit le wagon, éclairant une masse grouillante de corps d’hommes nus, accroupis ou serrés les uns contre les autres. Aussitôt, une matraque saute dans le wagon, vigoureusement maniée par un S. S. accompagnant la danse macabre d’ordres hurlés en allemand et de coups de botte, ne ratant pas leur but. Les hommes nus commencent à sauter sur le quai où la neige glacée s’amoncelle. Violacés, grelottant de froid, ils se rassemblent cherchant à éviter les coups de crosse, de matraque ou de botte. Tandis qu’à chaque wagon un gradé vérifie la marchandise… Personne ne saute plus. Deux S. S. montent en criant dans le wagon et tirent par les pieds deux cadavres déjà raidis qu’ils jettent sur le quai, où ils s’enfoncent dans la neige avec un bruit sourd tels de misérables pantins disloqués. Heureux ceux-ci^ ils ne souffrent plus. Cent dix-huit, plus deux morts : cent vingt, le compte y est. Le wagon a livré sa cargaison.
– Tout le long du quai le troupeau grossi par le contenu des wagons erre de-ci, de-là, encadré par les soldats hurlants, trépignants, tels des bouviers menant un troupeau apeuré et meuglant aux abattoirs. Les officiers eux-mêmes participent à l’opération criant et frappant avec une joie sadique.
– Roger a sauté comme les autres du wagon, évitant de justesse la matraque du S. S. Bon Dieu ! que la neige est froide. Un air glacé envahit ses poumons et lui donne, malgré tout, une impression de bien-être après les odeurs méphitiques et irrespirables du wagon. Pris dans la bousculade, il court lui aussi sans but ; une pancarte attire son regard un court instant : Mauthausen… un coup de matraque dans le dos le rappelle à Tordre. Les hommes dirigés par les cravaches s’arrêtent enfin devant une mêlée de corps nus et de vêtements enchevêtrés ; les vêtements quittés précipitamment, sous l’avalanche de coups à Metz, entassés dans un wagon, sont là. Il
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