Les 186 marches
sont ouvertes. « Alles, raus !… » et la schlague fait accélérer le mouvement. Nous apercevons des camarades qui, déjà, commencent à se déshabiller. Nous comprenons et nous nous exécutons ; en moins d’une minute nous sommes nus comme vers, et au pas de course, tous ensemble, nous allons porter vêtements et chaussures dans Tun des wagons de tête. Aussi vite, nous revenons prendre place en rangs par cinq devant notre wagon. Belle nuit d’avril avec une pleine lune de Pâques et une gelée blanche, épaisse d’un doigt. Nous grelottons dans le froid de la nuit, sous la lumière crue de la gare au milieu de laquelle nos nudités, les nudités de plus de mille sept cents hommes font une énorme tache claire.
– Nous sommes rangés le long d’un train de voyageurs où femmes et enfants, éveillés par le vacarme que font nos gardes-chiourme, nous regardent curieusement et il y a de quoi ! Je jette un coup d’œil rapide vers le hall : Neuburg ! Nous sommes à Noveant, dans ma province natale, dans l’ancienne Lorraine réoccupée, nous sommes à Noveant, chez eux ! Nous avons passé la frontière.
– Des ordres sont à nouveau beuglés, sous les schlagues qui s’abattent sur les dos, les fesses et les jambes, accélérant la compréhension ! Rapidement, sous une grêle de coups, nous remontons en wagon. On nous fait serrer, les cent cinq dans une seule moitié. Va-t-on en mettre autant de l’autre côté ? Non, tout simplement on veut nous compter en nous faisant passer à coups de schlague â l’autre bout du wagon qui vient d’être minutieusement fouillé : vêtements restant, pain, saucisson tout est enlevé. Une fois encore la porte se referme. Cette scène nous â démoralisés. Nous nous taisons de peur d’attirer la colère sur nos têtes, de peur aussi de voir doublé notre nombre ; désormais nous disposons d’un peu de place. Nous pouvons nous asseoir, nous détendre un peu les jambes. Même il fait relativement bon dans cette grande caisse close où la moiteur de cent cinq corps élève la température. Bientôt même il y fera chaud. Mais il y fait soif aussi, depuis que nous nous sommes un peu abreuvés à Noveant, nous sommes de nouveau altérés, les émotions dessèchent un peu plus les gorges. La transpiration de nos corps se condense sur la paroi des wagons et certains ne pouvant résister, lèchent cette humidité qui dégouline, chargée de poussière et de rouille. Est-ce la première ou la deuxième nuit, je n’en ai pas le souvenir précis, nous stoppons dans une gare allemande. Les dames de la Croix-Rouge allemande (est-il possible qu’elles soient si laides ?) distribuent à la hâte de la soupe d’orge perlé. Je suis au bord du wagon, j’en reçois une ration. Bien qu’elles se dépêchent, elle ne peuvent satisfaire tout le monde et le train repart bientôt, laissant chacun insatisfait, beaucoup absolument altérés. Et la vie continuera ainsi dans ce sinistre train de déportation pendant deux nuits et deux longues journées. La fatigue, la faim, la soif, la mise à nu, tout semble avoir calmé les hommes. Peu de bruit dans le wagon où chacun semble économiser ses forces…
– Samedi matin, 8 avril : entrée en Autriche. Il se précise donc bien que c’est à Mauthausen, près de Linz, que nous allons. Tant mieux, c’est un bon camp, a-t-on dit naguère ! Gare à la désillusion qui guette !
– Dans la matinée, l’un de nos camarades devient fou, il insulte et frappe, se croit persécuté par nous, bien sûr.
– A Passau, sur le Danube, à midi, le train stoppe et les portes s’ouvrent. Une centaine de pantalons sont jetés dans notre wagon par une équipe de camarades en corvée. Par un hasard inexplicable, je retrouve le mien. Je ne me trompe pas, mon mouchoir y est mais ma montre, elle, bien fixée par une épingle de sûreté, n’y est plus. Tout a été fouillé, pillé, volé. Tous feront la même constatation puisque toutes les poches seront vides.
– Notre fou en profite pour sauter hors du wagon.
Il traverse en courant les voies. On lui tire dessus, une balle lui fracasse un bras, une autre lui érafle le crâne. Il est ramené par les cheveux, couvert de sang, à coups de schlague et de crosse. Au moins cette saignée l’aura calmé, et il ne nous ennuiera plus. Abattu, prostré dans un coin, il sera tout de suite escamoté à l’arrivée à Mauthausen et nul ne le reverra.
– Le printemps est beau cette
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