Les 186 marches
année-là en Autriche. La neige est presque toute fondue et nous longeons la belle vallée du Danube en crue. Berges verdoyantes et boisées. Dommage que nous fassions cette excursion dans de telles conditions.
– Vers 6 heures de soir, nous touchons Linz, puis bientôt une gare de triage au nom français : « Saint-Valentin ». Notre voyage touche presque à sa fin, heureusement ! Nous sommes à bout. Ce ne sont plus des hommes qui sont enfermés là, mais des êtres amaigris, aux traits tirés, aux yeux enfoncés et cernés, le visage sale de poussière et de barbe. Tout le corps est couvert de crasse et de pustules, des parcelles de paille ayant pénétré sous la peau. Tous ont perdu plusieurs kilos pendant ces trois interminables journées, surtout par déshydratation. Et soudain un choc, un arrêt, le dernier « Alles raus ! » tout le monde bondit hors des wagons ou s’en laisse choir, membres ankylosés, sur le quai de cette gare autrichienne bien modeste, qui porte cependant un nom qui, bien longtemps encore, résonnera à nos oreilles : Mauthausen.
– Sur le sol, des vêtements ont été empilés par des camarades descendus du train avant nous. Il faut vite s’habiller car, à la douceur de la journée, s’est substituée une fraîcheur qui s’empare de nos corps à demi nus. Dans l’impossibilité de retrouver mes vêtements dans ce fouillis où cherchent 1800 hommes, en vain, de guerre lasse, j’endosse un pull-over et la soutane de l’abbé Sigalas, arrêté comme moi à Périgueux, et mon compagnon de cellule à Limoges. Je la reconnais aux décorations qu’elle porte. On entre dans les ordres à tout âge et de toute façon ! Je chausse de grosses chaussures de montagne qui me blesseront les pieds, sans chaussettes, bien entendu. Bah ! ne dit-on pas que demain se fera l’échange des vêtements, chacun retrouvant les siens. Encore une illusion qui ne tardera pas à être détruite !
– Un prêtre, l’abbé École, me réclame la soutane. Elle lui convient mieux qu’à moi, me dit-il. Exact, mais quelle importance cela a-t-il désormais ? Je la lui donne en échange du pantalon qu’il porte, violine, et que je reconnais pour appartenir à un Limougeaud. Pourvu que ce dernier ne vienne pas aussi me le réclamer !
– L’habillage, la récupération des malades et blessés, des fous, des mourants, toutes ces opérations demandent du temps. Je me suis approché de la pompe de la gare et je bois, je bois pour tâcher d’apaiser une soif que je jurerais inextinguible. Je me calme un peu et dans des boîtes en fer, les gardiens nous laissant faire, je fais passer de l’eau aux camarades. Ils reçoivent un demi-litre là où il faudrait un seau pour réhydrater ces corps desséchés littéralement par soixante-douze heures de chaleur et de poussière absorbée. Puis c’est le départ pour la dernière étape. Là-haut, des gamins nous regardent, de la rue qui surplombe, nullement émus, pas même surpris. Nous ne reconnaissons pas de vieux camarades, occupants d’autres wagons, tellement ces trois jours les ont changés. Beaucoup sont soutenus par les autres. La solidarité et la charité humaine se manifestent sans que nos gardiens s’y opposent. Ils semblent eux-mêmes fatigués, ayant hâte d’arriver.
– La nuit tombe. La route monte, nous traversons le village de Mauthausen. Nous sommes au soir du Samedi Saint, demain c’est Pâques. Si, pour 1800 hommes, ce fut hier et avant-hier passion et calvaire, il n’y a aucune raison pour qu’ici on partage nos souffrances. La bière coule à flots dans les cafés. On voit quelques familles rassemblées autour de la table. Je revois aussi ce forgeron fumant sa pipe devant son atelier et qui rit, à gorge déployée, en nous voyant passer. La femme ricane ! Les autres ne s’émeuvent guère à notre passage, à peine s’y intéressent-ils. Ils en ont vu d’autres. Ils savent déjà eux qu’il en est passé des dizaines et des dizaines de milliers dans le sens de la montée et que bien peu en sont redescendus.
– Nous sortons de la bourgade et nous trouvons en pleine campagne. Nous remontons la rive gauche du Danube aux flots tumultueux. La route se rétrécit, ce n’est plus qu’un chemin montant et sinueux. La surveillance semble se relâcher. Qui songe d’ailleurs à s’évader, le ventre creux, les membres brisés de fatigue, le cerveau vide, dans ce pays inhospitalier et inconnu ? On ne parle pas et
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