Les 186 marches
l’allure du pitoyable troupeau à grand renfort de coups de trique. Nous franchissons une première enceinte et nous voici dans le camp des S. S., puis nous arrivons devant les murs de notre camp qui, violemment éclairés, nous paraissent d’une éclatante blancheur. Une lourde porte de bois armé s’ouvre et, après un court arrêt, le chef de notre convoi et le chef de poste du camp font ensemble, au passage, le compte du bétail humain qu’on vient d’amener.
– J’ai dit que nous étions tous en sueur. On nous fait faire halte. Allons-nous rester longtemps dans le vent glacé qui siffle à travers couloirs et cours ? Ne va-t-on pas nous mener à notre baraque et nous donner au moins une soupe chaude ? Cette attente dans la nuit froide nous paraît interminable. Les S. S. d’escorte ont disparu ; nous sommes seuls. Rompus de fatigue, grelottant de froid, nous nous serrons les uns contre les autres, mais nous avons compté sans les rondes. Tout à coup des hurlements éclatent, des coups pleuvent ; c’est une patrouille. Nous devons rester debout, en ligne, et nous y resterons jusqu’au jour. Au matin, un premier tri aura déjà été opéré dans notre effectif par cette nuit d’épreuve. Le jour vient, enfin, mettre un terme à cette atroce attente. On nous pousse brutalement vers les sous-sols du bâtiment que nous avons eu sous les yeux toute la nuit. L’un après l’autre nous défilons devant les scribes qui nous inscrivent au registre des entrées…
EL BARBAS
Nous l’appelions « El Barbas », le barbu.
Je crois me rappeler que son prénom était Ramon, mais nous lui avions donné ce sobriquet et jamais personne ne s’est soucié de lui demander son nom de famille.
Il était « El Barbas » mais surtout… anarcho-syndicaliste, avec toutes les vertus, les rites, les mœurs que les « purs » anarchistes espagnols possédaient. « El Barbas » était végétarien. Jamais – avant, pendant et après la guerre d’Espagne – il n’avala un milligramme de viande.
Il croyait à ses idées avec une certitude qui frisait le sectarisme… ce qui était absurde bien des fois puisqu’il considérait que détruire une usine qui « profitait » à un capitaliste était un acte positif pour la libération de l’homme »… « El Barbas ».
C’est ainsi qu’après notre défaite, en Espagne, il décida de se laisser pousser la barbe :
– Je ne la couperai pas tant que la République ne sera pas de nouveau installée en Espagne.
Il réussit à garder sa barbe dans les camps de France, ainsi que lorsque nous fûmes affectés à la ligne Maginot, en octobre 1939. Pris par les Allemands, il continua à garder sa barbe, se faisant parfois passer pour malade au moment des « désinfections ». Durant neuf mois, aussi bien dans les prisons que dans les stalags, il fit face aux Allemands et réussit à passer à travers toutes les désinfections sans que sa barbe fût coupée. Sa barbe devint son but, sa raison d’être, et pour les autres Espagnols cela devint presque un devoir de l’aider à la conserver. Cela permettait de passer le temps en riant et en lançant toutes sortes de plaisanteries sur la barbe qu’il fallait protéger coûte que coûte…
Mais lorsqu’il arriva à Mauthausen, en avril 1941, il lui fut impossible de préserver sa fleurissante barbe noire. Face aux S. S., la ruse et les supplications ne servaient à rien. Il voulut s’opposer aux « barbiers », menaça, cria, se laissa choir par terre, refusant d’avancer pour se mettre dans les rangs. Mais nous étions dans le camp de la mort, sous l’emprise des S. S. qui n’admettaient pas qu’un prisonnier puisse s’opposer à leurs ordres. Après lui avoir administré une monumentale raclée, le. S. S. lui arrachèrent plus qu’ils ne lui rasèrent, sa longue barbe noire. « El Barbas » fut emmenée au block 13, très mal en point, où il continua à refuser d’obéir aux ordres, se laissant tomber par terre et refusant toute nourriture.
– J’avais fait un serment, disait-il. Ma barbe coupée avant mon retour en Espagne signifie avoir renoncé à mon serment. Dans ces conditions je préfère mourir que manquer à ma parole…
Et pendant six jours « El Barbas » n’avala pas une seule goutte d’eau ni de nourriture, se laissant mourir tout lentement.
Chose rare : il ne fut presque pas battu par les S. S. et le chef de block. Sans doute ceux-ci étaient contents
LES SOLDATS
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