Les 186 marches
pendant les quinze jours que nous resterons là. Malheur à celui qui remue une jambe ou un bras, il ne parviendra jamais à lui retrouver une place dans ce fouillis d’humanité où personne ne se reconnaît. Et la nuit c’est tout un problème pour aller aux latrines, alors que la nourriture aqueuse du camp exige un vidage de vessie au moins toutes les deux heures. Il faut alors faire une gymnastique au milieu des corps entassés qui grognent, rouspètent et se débattent lorsque le pied maladroit du noctambule se place malencontreusement sur une bouche, ou même qu’il s’affale de tout son long n’importe où, ne trouvant plus sa place au retour. Et pourtant j’ai su depuis que ces chambres, où nous logions trois cents (pendant quinze jours seulement), ont abrité, au printemps 1945, neuf cents hommes, soit environ neuf par mètre carré, qui s’accroupissaient et s’emboîtaient littéralement les uns dans les autres. Inimaginable et pourtant véridique. Et cette inhumaine condition de vie fut celle de 1800 hommes distribués dans deux chambres pendant deux mois. Combien d’ankyloses transformées en sciatiques, combien de paralysies, de phlegmons, de gangrènes sont dus à ce stationnement particulier. Encore un calcul de nos bourreaux que cette organisation rationnelle de l’éveil continuel qui vous tue un homme mieux que le manque de nourriture ! A 4 heures, c’est le lever, véritable délivrance de ce nouveau supplice.
En cinq minutes, les paillasses sont rangées, la « stube » balayée et l’on se rue aux lavabos, simulacre de toilette, on se mouille la tête et le buste, que l’on essuie avec la chemise enlevée au préalable. Les serviettes sales sont encore mouillées de la veille. Immédiatement le « café » ou une soupe claire et dans le jour naissant, dans le matin glacial, tout le monde dehors, pour une inaction complète qui ne sera troublée que par des rassemblements sans but, toutes les deux heures, ou même toutes les dix minutes. L’appel : tout le monde en rang par cinq ou par dix, les plus grands derrière, par paquets de cent. C’est simple, mais combien compliqué ! Cependant, il faut compter chaque fois à dix reprises, peut-être, avant de trouver un compte juste. Bien entendu, les malades, non encore hospitalisés, sont aussi au garde-à-vous. Les morts aussi sont amenés à l’appel et comptés.
– Tout Mauthausen est là, l’histoire m’a été racontée par un « sédentaire ». A un appel en dehors de la « karantaine », il manque un homme. On a beau compter et recompter, il manque toujours. Le S. S. vient chercher l’appel : « Ce doit être, dit-il, encore un de ces sales Russes qui est parti chercher une gamelle. Il reviendra. Pour l’instant on va porter huit cent cinquante détenus et un mort. » A ce moment arrive précisément le Russe, qui n’en est peut-être pas un. Pour être conséquent avec lui-même, le S. S. l’envoie aux lavabos avec le chef de block. Quelques hurlements, des coups sourds, des râles et quelque temps après on emporte au crématoire le mort prévu à l’appel.
– L’appel rendu au blockführer S. S., on nous laisse aller et venir dans la cour, sur les pavés inégaux. Le matin, il fait froid et l’instinct grégaire retrouve ses droits. Nous nous serrons debout les uns contre les autres, agglutinés par paquets de cinquante ou cent qui se dandinent tous ensemble et se tiennent chaud. Dans la journée, nous aurons la chance pendant ces quinze jours de connaître un temps magnifique, avec un soleil tel sur ce plateau autrichien que beaucoup attraperont des coups de soleil au visage.
– Nous n’avons rien à faire en « karantaine ». Nous sommes parqués là en attendant de partir dans ces kommandos de travail dévoreurs d’hommes, qui réclament constamment de la main-d’œuvre pour renouveler l’effroyable déchet. Mais cependant, il est difficile d’imaginer un plus grand nombre d’occupations variées, sans but apparent, sans nécessité réelle et dont le résultat sera d’user les nerfs, casser les volontés, abrutir les hommes, les rendre plus malléables et les habituer à une soumission passive, absolue. C’est que la « karantaine » se présente en quelque sorte comme une « chambre de désintoxication », si l’on admet que les hommes normaux venant d’un monde normal, civilisé, sont à ce point intoxiqués par les idées de liberté, de bien-être, de bonheur,
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