Les 186 marches
d’humanité… « Läuse-Kontrol », contrôle des poux, opération qui se renouvellera chaque jour, quelquefois plusieurs fois par jour, pendant deux semaines, sous la présidence effective du blockaltester (le doyen, le chef de block). Assis sur une chaise, armé d’un crayon, il procédera avec la pointe de ce crayon, promenée dans les replis les plus secrets de la peau, à la recherche des poux et des lentes. Les hommes passent entièrement nus, chauves et glabres, debout sur des bancs placés devant lui. Puis, aussitôt après, friction avec un désinfectant à base de pétrole. Nous irons aussi quatre ou cinq fois aux douches, chaudes et bienfaisantes, en quinze jours, et on nous rasera le corps du haut en bas au moins trois fois. Précautions non superflues car dans une telle promiscuité, la vermine a vite fait de s’installer.
– Dans les blocks, partout, des affiches de moyen format très suggestives, représentant un pou et une tête de mort, avec la légende suivante : « Eine Laus, dein Tod » (un pou, la mort). Ce n’est pas là une des moindres contradictions de ces camps de la mort où on torture, assassine et massacre, que de recommander à chacun de faire attention aux poux. Deux interprétations : un pou, c’est le typhus, c’est la mort ! mais aussi : si tu as un pou, tu mérites la mort.
– (Au départ de la gare) nous sommes formés en colonne par cinq. J’ai la chance de me trouver dans la file du milieu, ce qui m’épargne les morsures des chiens. Ces messieurs S. S. entraînent la colonne à une allure qui ne déparerait pas l’épreuve Paris-Strasbourg à la marche. Il s’agit de nous mettre en nage afin qu’arrivés au camp et laissés longtemps immobiles, dans la mordante brise du soir, la congestion pulmonaire fasse son choix parmi nos compagnons les plus faibles, et procure un peu de provende fraîche au four crématoire. Les S. S. tiennent leurs chiens en laisse et prennent un visible plaisir à les lancer aux jambes de nos camarades des files latérales. Bien entendu, et pour ne pas perdre la main, ils jouent aussi du nerf de bœuf sur l’un ou sur l’autre. Le soir tombe, nous traversons la petite ville de Mauthausen qu’un touriste trouverait certainement fort agréable avec ses vieilles maisons et ses places ornées de belles fontaines crachant dans leur vasque l’eau cristalline des montagnes. Étant donné l’heure tardive il n’y a à peu près personne dans les rues. Une femme pourtant que nous croisons, se signe à notre passage. Nous prend-elle pour des démons ? Mais voici que plus loin, devant un couvent, une sœur dont le regard est chargé de pitié, renouvelle le même geste. Il y a là de quoi nous faire réfléchir. Laissant derrière nous Mauthausen endormie, nous longeons maintenant le Danube. Le beau Danube bleu roule assez rapidement une eau jaunâtre à travers les bancs de galets. Il évoque un peu la physionomie de la Loire entre Orléans et Tours, mais d’une Loire plus large et où les bancs de sable seraient des bancs de galets. Un kilomètre plus loin, nous obliquons à droite, toujours à une allure record. Sur nos camarades essoufflés, les coups redoublent et les chiens s’activent. Voici que nous attaquons une très longue montée à travers bois, sans que l’allure s’en trouve ralentie, le moins du monde. Certains peinent de plus en plus. Arriveront-ils jusqu’au bout ? Près de moi, un camarade cruellement mordu à plusieurs reprises menace, à chaque instant, de s’effondrer. On sent qu’il tend tous les ressorts de son pauvre être pour arriver à échapper à la mitraillette de nos serre-file. Enfin, à un dernier tournant de la route, nous débouchons sur un plateau. Devant nous, un énorme bâtiment château-fort d’un nouveau genre. De hautes murailles blanches, éclairées de façon indirecte par une série de projecteurs formant rampe, plantent dans la nuit un décor lumineux qui fait irrésistiblement penser aux monuments de Paris éclairés un soir de fête. On pense bien que ce n’est pas un souci d’art qui a motivé ce décor lumineux, mais qu’on a simplement voulu créer une sorte de jour artificiel, permettant une surveillance plus facile des abords du pénitencier. N’importe, l’effet en est hallucinant quand on sort de la nuit des bois et qu’on débouche sur le plateau. La vue du camp a donné, semble-t-il, un coup de fouet aux instincts haineux de notre escorte, qui accélère encore
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